Salut ! Tu t’apprêtes à lire mon premier article sur Borasification et je t’en remercie. Histoire de te caler dans l’ambiance, que tu aies connaissance du sujet ou non, je t’ai concocté une playlist sur Spotify en lien avec ce que tu vas découvrir (ou redécouvrir) ici. Tu y trouveras des sons d’époque, allant des années 40 aux classiques des années 2000. J’ai fait en sorte de mettre une timeline à chaque début de partie, histoire que les sons fit au mieux avec ce que tu lis. C’est une playlist libre, si tu penses que j’ai zappé des sons importants pour toi, ajoute-les ! Et n’hésite pas à me dire dans les commentaires ce que tu en as pensé.
Septembre 2001. J’ai 10 ans et je rentre en CM2. Après avoir passé tout mon été à fouler les plages bretonnes, je retrouve mes potes et on se parle de nos vacances. Là, un certain Brice (le pote un peu mytho de la bande) nous montre fièrement sa toute nouvelle paire de Puma Manstro achetée au souk. Vous avez bien lu : Manstro. Comme la fameuse paire de l’époque, à une lettre près. On lui fait remarquer le léger problème d’orthographe, il enchaîne avec une explication douteuse, on se marre en captant que ce sont des fausses, des contrefaçons. Pourtant, en matant de vieux clips de rap US et des docus sur MCM et MTV, j’ai kiffé une certaine veste rouge “Gucci” de LL Cool J. Pourtant, je rêvais de l’ensemble qu’Eric B & Rakim portent sur la pochette de l’album “Follow the leader”. Alors pourquoi se foutre d’un petit gars de province qui a voulu se faire plaisir en achetant un souvenir au Maroc ? Honnêtement, je n’en sais rien. Mais les tenues que je viens de citer, elles, elles étaient folles. Et, surtout, elles sortent de l’imaginaire créatif d’un des tailleurs les plus influents de sa génération : Dapper Dan. Pleins feux sur la vie d’un des créateurs les plus chauds et controversés de sa génération.
Avant Dapper, il y avait Daniel
(Spotify : de “Too-Ra-Loo-Ra-Loo-Ral” à “California Soul”)
Pour que tu comprennes bien le délire derrière le personnage et ce qu’il représente, il me semble important de revenir sur son passé. Parce que derrière Dapper Dan, il y a Daniel Day, un afro-américain né à Harlem en 1944. Ne t’inquiète pas, ça va être bref !
Il partage un appart aussi grand que ta boîte à chaussures préférée avec ses six frères et sœurs, sa grand-mère et ses parents. Son père est fonctionnaire et sa mère est femme au foyer. Pas besoin de te faire un dessin, la famille ne roule pas sur l’or. Et évidemment, faire de l’argent quand tu es noir à New-York dans les années 40, c’est presque mission impossible. Du coup, et afin de ramener un peu de flouze à la maison, Dany fait quelque chose de très logique pour un enfant de son âge : il devient un sacré bon parieur de rue. Si bon qu’il se fait des milliers de dollars par semaine, un vrai génie ! Et tout ça à 13 ans. Perso, à cet âge-là, je passais mes journées sur San Andreas et je découvrais Playboy…
Au bout d’un moment, le petit Dany se dit qu’un plan de carrière dans la street, ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de mieux et, après avoir écouté un discours de Malcom X, décide de se remettre à bosser. À 16 ans, il intègre même l’équipe du “Forty Acres and a Mule”, un journal d’Harlem prônant les droits de la population afro-américaine. Il ira même faire le tour de l’Afrique à l’aide de l’Université de Columbia ainsi que “l’Urban League”, une association new-yorkaise se battant pour les droits des jeunes afro-américains et contre les crimes raciaux. Malheureusement, ses fréquentations et sa jeunesse passée dans les rues de Harlem vont irrémédiablement l’attirer vers la vente de drogues, ce qui lui vaudra un petit séjour en prison.
HIP-HOP, CRACK COCAINE EPIDEMIC & DAPPER DAN’S BOUTIQUE
(Spotify : de “Apache” à “Candy Man”)
Eh tiens, petite anecdote ! Je pense ne pas me tromper en disant qu’un bon nombre de personnes s’intéressant au vêtement a déjà entendu le terme “dapper”. Tout bêtement, je m’étais donc dit que Daniel avait voulu s’appeler Dapper Dan parce que, bordel, ça claque ! Eh bien que neni mon ami. J’ai fait mes petites recherches et ce terme viendrait d’une ancienne musique écrite par Lew Brown et Albert Von Tilzer, dont je te mets le lien juste ici. Ce bon vieux Wiktionary définit d’ailleurs l’expression “Dapper Dan” comme “a man who dresses and is groomed in a fancy, elegant, or fastidious manner”, ce qu’on peut traduire grossièrement par “un mec qui a un style ultra pointu et bossé”. Ah et c’est aussi le nom d’un cheval de course dans les années 60. À savoir maintenant ce que ça vient foutre dans notre histoire et si ça nous intéresse…
Revenons donc à Dapper Dan, le couturier afro-américain. On l’avait laissé dans les années 60, je me permets un léger bon temporel pour nous amener en 1974. Dan est de retour à New-York et décide de devenir drapier. Mais pour se faire de l’argent, Dan vend des articles volés directement du coffre de sa voiture. Il faut attendre les années 80, et plus particulièrement 1982, pour voir la toute première boutique de Dapper Dan ouvrir. Et évidemment, cette dernière est située en plein Harlem, sur la 125th Street, la fameuse “Main Street” du quartier.
L’ouverture de sa boutique coïncide avec deux faits marquants aux États-Unis des années 80 : l’émergence du Hip-Hop et le fléau des drogues dures qui inondent les rues des grandes villes. Étonnamment, les deux vont servir à merveille la boutique de Dan ! Mais plus qu’un mouvement culturel et un problème sociétal, la renommée de l’entreprise vient en très grande partie du génie de son propriétaire.
“RALPH LAUREN GAVE YOU ONE HORSE. DAPPER DAN GAVE YOU A WHOLE HERD”
(Spotify : de “P.S.K ‘What does it mean’ ?” à “Shut em down”)
Au départ, Dan commence à vendre des manteaux de fourrure. Son affaire commence à roulotter mais va connaître un virage sans précédent.
Pour pouvoir quantifier à sa juste valeur tout le génie de l’artiste, il faut comprendre le fonctionnement de la boutique. Plus qu’un simple shop de fringues, la “Dapper Dan’s ladies & gentlemen boutique” était un vrai lieu de rencontre, un vrai lieu de vie. Ouvert 24h/24, tu pouvais aller t’ambiancer dans les meilleurs clubs de Harlem et terminer ta soirée à te faire confectionner un ensemble unique ! Un soir, un des gros dealers du quartier débarque, accompagné de sa petite amie. Cette dernière porte à l’épaule un sac Louis Vuitton, et absolument tout le monde présent à ce moment a les yeux rivés sur la pièce. Pour Dan, c’est le déclic : les gens veulent porter de la marque, et veulent que tout le monde sache de quelle boutique cela vient. La force de la boutique va donc résider là-dedans : la capacité de Dan à comprendre absolument et parfaitement ce que veulent les gens.
Il va alors passer des jours entiers à étudier les logos des grandes maisons de luxe, à comprendre leur évolution et leur façon d’être placé sur telle ou telle pièce. De là, avec l’argent qu’il se fait, il s’empresse d’essayer d’acheter des sacs, des mallettes, des vestes de chez Fendi, Gucci, ou Louis Vuitton pour soigneusement les déconstruire. Je dis bien essayer parce que le problème, c’est que Dan est noir et cette mode-là, à l’époque, est réservée à l’élite blanche (“fashion, too, was a hustle”). Malgré tout, il réussit à récupérer quelques biens, notamment chez Gucci. Et à l’aide de housses de protection, il crée une veste pour un de ses clients.
Premier banger de la part de Dan : la veste, portée lors d’une soirée, est un énorme succès ! Tout le monde se demande alors d’où elle vient, puisqu’elle n’existe pas dans le catalogue officiel de la marque, et on se rue dans la boutique de la 125th Street. Débouté mais pas dégoûté des marques de luxe, Dan se lance dans l’apprentissage de la découpe mais aussi de l’impression sur cuir. Aussi évident que ça, il commence alors à floquer les peaux des monogrammes des marques qui n’ont pas voulu de lui.
Le succès est immédiat, le tout Harlem (et presque tout New-York) se bouscule dans sa boutique pour avoir une pièce faite sur-mesure : des gangsters et dealers de drogues mais aussi des artistes, des athlètes (Mike Tyson en tête) et tous ceux qui souhaitent une sape unique du nouveau pape noir de la mode.
Eric B & Rakim, Salt-N-Pepa, Run DMC, LL Cool J, Slick Rick et j’en passe. Tous ces rappeurs, qui ont bercé mon enfance (et sûrement la tienne), se sont sapés chez Dan. Mais plus que le designer des stars de l’époque, Dan a aussi été le porte-étendard de la mode africaine. En enlevant la partie très street/hip-hop de ses pièces, le côté “homemade premium”, la customisation et la personnalisation poussée s’approche grandement de la philosophie des sapeurs congolais. Dan, en déconstruisant et en s’appropriant les codes du luxe, a façonné le vêtement à son image.
Le délire avec Dapper Dan, c’est qu’il se plie en quatre pour répondre au mieux aux attentes de ses clients, sans jamais les juger, les freiner ou, pire, refuser leur demande. Un baron de la drogue lui demande une veste blindée ? Aucun souci, ce sera fait. Les gangsters du coin veulent des poches plus profondes pour cacher leur flingue ? Pas de problème. Tout ce qui intéresse Dan à ce moment, c’est créer, comme un artiste ou un poète. Dans une interview, il a d’ailleurs cette phrase assez cocasse : “I feel more like a doctor – I have to make the patient feel good”. Malheureusement, son monde merveilleux va s’écrouler vers la fin des années 80.
LA FIN DE L’AMERICAN DREAM
(Spotify : de “C.R.E.AM” à “Step into a world”)
Vu la fréquentation de la boutique, la police commence à multiplier les raids, soit pour arrêter dealers ou gangsters, soit pour vérifier que Dan n’est pas un revendeur de drogue déguisé en tailleur. En 1988, Mike Tyson, une veste custom Fendi sur le dos, et Mitch Green se mettent sur la tronche devant la boutique de Dan. Si c’est rigolo de voir de grands boxeurs s’envoyer des tatanes en pleine rue, ça l’est moins quand des photographes sont dans le coin pour mitrailler l’évènement. Ça arrive évidemment aux oreilles des autorités, qui confisquent non seulement l’équipement de Dan, mais également les photos et les archives de ses créations.
La suite n’est qu’un enchaînement de raids et de fermetures pour Dan. Deux faits marquants viendront définitivement fermer la boutique. Le premier est le kidnapping d’un dealer dans le magasin. En tant que témoin, Dan se prend alors une balle dans le dos, le faisant frôler la mort. Le FBI ferme naturellement la boutique pour enquêter. Et en 1992, c’est la fin de l’aventure, après un dépôt de plainte de Fendi pour contrefaçon.
Retour à la case départ pour Daniel. Il se remet à vendre des faux t-shirts Chanel dans les rues de Harlem. À la fin des années 90, il lance à nouveau son atelier de confection, dans son appartement, avec sa femme et ses deux enfants. Beaucoup plus discret que la décennie précédente, ses productions sont réalisées dans le plus grand secret. Fait amusant, il redevient le tailleur d’un boxeur célèbre en 1999 : Floyd Mayweather Jr. Dès lors, de nombreux rappeurs, comme Jay-Z ou Lil Wayne, vont honorer son travail dans plusieurs de leurs textes.
DOUBLE G ET HACHE ENTERRÉE
(Spotify : de “Front 2 back” à la fin)
On fait un petit bond dans le temps pour arriver en 2017. Gucci, sous l’impulsion de son nouveau directeur de création, Alessandro Michele, sort une veste qui fait forte impression. Cette dernière arbore une particularité, d’énormes manches ballons floquées du monogramme de la marque. Tout le monde crie alors au génie et qu’Alessandro, il est vraiment trop fort. Sauf que ladite veste, elle existe depuis 1989. Et qui l’a créée ? Je te le donne en mille : Dapper Dan. 28 ans plus tôt, notre tailleur de Harlem avait alors réalisé une veste pour l’athlète Diane Dixon. Et je te mets les deux pièces côte à côte, c’est une copie conforme !
Voyant la polémique grossir, Gucci se défend alors d’avoir plagié Dan et tente de s’excuser en expliquant avoir voulu lui rendre hommage. Mouais. Drôle de façon de faire, quand tu sais que la marque avait porté plainte contre lui trente ans plus tôt ! Toujours est-il que, pour Dan, c’est un énorme pied-de-nez à la vie. Considéré comme un véritable paria par l’industrie du luxe, il voit l’une de ses créations reprise et défiler sur les catwalks de fashion weeks. Mais le (nouveau) rêve de Dan ne s’arrête pas là.
L’année suivante, Gucci lance une petite bombe dans le monde de la mode : elle annonce une collection capsule entièrement designée et supervisée par Dan en personne. La plupart des pièces sont alors des réinterprétations de collections que Daniel avait réalisé, 30 ans auparavant. Mieux encore, Gucci et Dan ouvrent conjointement un atelier (uniquement sur rendez-vous) dans son ancienne boutique à Harlem. La boucle est alors bouclée.
En voyant ce revirement de situation, difficile de ne pas mettre les deux périodes en concurrence. En une quarantaine d’années, on est passé d’un mec qui produit masse pièces de contrefaçon et haït par toute une tranche du monde de la sape à véritable Dieu vivant du style. Mais plus que Dan, c’est aussi la perception de ses clients et de la communauté afro-américaine qui a changé. De crackheads à gangsters, une tranche de la population américaine s’est vue être mise sous les feux des projecteurs, encensées et adorées. Aujourd’hui, il n’est plus rare de voir des rappeurs ou des athlètes issues de cette minorité être la figure de proue des campagnes de pubs de ces mêmes marques qui les stigmatisaient dans les années 80. Et même si certains crient (à juste titre très souvent) à l’appropriation culturelle, on ne peut pas nier l’impact positif qu’a eu le travail de Dan sur notre société actuelle.
J’espère que cet article t’a plu. J’ai volontairement synthétisé pour que tu aies un aperçu global de la vie de Dapper Dan. Mais je t’invite à aller chercher plus loin si tu le souhaites, il y a une masse de vidéos et d’articles sur le Net qui parle du phénomène. Et si tu veux que je te raconte une autre folle histoire sur un homme ou une femme de génie, tanne Boras pour qu’il me file un autre sujet !
Peace
