De NEPENTHES à Engineered Garments, Daiki Suzuki ne fait jamais comme les autres

Daiki Suzuki, designer japonais reconnu mondialement pour son travail en tant que directeur créatif et fondateur du label Engineered Garments, est l’un des monstres sacrés du paysage de la mode americana contemporaine. Une figure incontournable qui depuis plus de vingt ans concrétise sa vision personnelle du vestiaire casual au sein de collections inspirées du sportswear, de l’outdoor, du workwear et plus largement des grands classiques de la mode masculine américaine.

engineered garments daiki suzuki
grailed.com

Dans ce format consacré aux designers, nous allons nous arrêter sur ce qui fait d’Engineered Garments une proposition familière et si personnelle à la fois. C’est à dire un retour à « l’intention » du créateur, ou plutôt aux origines de son intention. Au pourquoi et au comment d’un geste qui vient mettre en relief des pièces puisant dans un patrimoine commun. De vêtements qui se comprennent immédiatement au regard de codes et de références partagées par le plus grand nombre, mais qui toujours parviennent à sortir du lot.

Du fantasme de l’heavy duty Ivy style au made in NYC.

S’il y a bien quelque chose de remarquable avec les designers japonais qui ont réussi à imposer leurs visions sur la scène actuelle, c’est comment plusieurs générations ont été influencées par les efforts conjoints d’un petit nombre d’avant-gardistes. Kenzuke Ishizu et Van Jacket, le Men’s Club, Take Ivy, Popeye… Une poignée de noms qui reviennent sans cesse quand on interroge ceux qui ont grandi et fait leurs armes dans les années 70 et 80.

beams store 1977
Sac avec slogan « American Life Shop » utilisé par le magasin BEAMS d’Harajuku en 1977.
heddels.com

À cette liste, bien évidemment non-exhaustive, s’ajoutent les lieux emblématiques de l’âge d’or du vintage americana au Japon. Le Bunka Fashion College. Le magasin BEAMS. Et les allées autrefois tranquilles d’Harajuku qui seront le théâtre expérimental où s’exprimeront passions, ambitions naissantes et opportunismes. D’Hiroki Nakamura à Nigo, le petit milieu de la mode japonaise de cette époque se nourrit des mêmes influences, convoite les mêmes choses, travaille et se fournit aux mêmes endroits.

Daiki Suzuki ou le designer qui ne voulait plus l’être

Mais dans l’effervescence générale, certains esprits créatifs (ou entrepreneurs) vont s’efforcer à faire les choses « différemment ». Où pour le dire d’une manière plus juste, à commencer par faire ce que les autres ne font pas encore. Et si l’histoire du jour débute finalement d’une manière assez banale, elle est aussi celle d’un renoncement.

popeye 1976 first issue 40Th anniversary
Réédition pour le quarantième anniversaire du premier magazine Popeye publié en 1976.
heddels.com

Tout ce qui va être raconté ici est à remettre dans un contexte particulier : le Japon de la fin du XXème siècle dont on a déjà parlé longuement dans le dossier qui portait sur Hiroki Nakamura et Visvim. Une lecture très conseillée pour plus d’éléments de compréhension à ce sujet.

Outdoor, sport, fringues

Posons le cadre. Daiki Suzuki naît en 1962 au Japon à Hirosaki, ville moyenne de la préfecture rurale d’Aomori. Quelques détails biographiques de rigueur qui peuvent paraitre superflus. Mais il faut déjà comprendre ce que pouvait être l’enfance d’un garçon de la campagne japonaise dans les années 60. Une jeunesse marquée par la nature et par le sport. Bien avant les préoccupations stylistiques, Daiki se rêve joueur professionnel de baseball. Puis cycliste, quand adolescent il se trouve un travail dans une boutique spécialisée.

Retrospective sur l’influence du style heavy duty ivy dans les années 70 par le magazine Free & Easy
mistercrew.com

Et c’est justement à l’adolescence, comme souvent, qu’une autre passion va prendre forme. Quand sont publiés les deux volumes du « Made in USA catalog » en 1975, Daiki est alors âgé de treize ans. Il ne faudra pas beaucoup plus que cette étincelle pour mettre en marche tout un imaginaire. Surtout quand seuls les films de l’époque donnaient une idée vague de cet « ailleurs » baigné de soleil californien. Ce qu’il perçoit dans cet inventaire, de ce mode de vie raconté par les objets et les marques, n’a pas d’équivalent.

When I was 14 years old, there was a popular fashion trend that happened in Japan, which started from an article in Men’s Club magazine entitled, « About Heavy Duty Ivy Style”. It featured exactly what we are talking about today. Incorporating outdoor garments into a more fashionable way that could be worn daily. I was so amazed by the magazine’s articles and that such a concept could exist at the time.

highsnobiety.com

Les bonnes fréquentations

La vérité du style ivy et les nouvelles références en marques de fringues et d’équipement workwear et outdoor se répandent à travers le japon. Comme beaucoup à l’époque, Daiki se passionne pour le sujet. Il rejoint un club d’alpinisme, fréquente une boutique VAN. Là, il rencontre d’autres jeunes aux goûts semblables. Rapidement, la compétition adolescente se met en place et récompense le plus audacieux. Porter le style ivy made in USA ne suffit plus à impressionner ses pairs. Comme des Garçons Homme et Junya Watanabe sont des noms qui bientôt rejoignent Ralph Lauren et Levi’s.

engineered garments daiki suzuki patchwork cagoule shirt 2020
Difficile de ne pas avoir l’influence des créateurs japonais des années 80 dans certaines pièces patchwork EG
hypebeast.com

Au bon endroit, au bon moment

Passionné, Daiki Suzuki ne peut plus se contenter d’un cursus classique pour faire plaisir ses parents. Et en dépit de ses doutes, notamment sur les maigres chances de pouvoir travailler un jour dans la mode, le jeune homme se lance et quitte études et famille pour la capitale. Le pari s’avère payant, Daiki trouve sa place au Vantan Design Institute. Diplôme en poche, il commence à travailler pour Union Square. Une entreprise qui importe des chaussures et notamment des marques américaines et italiennes de l’époque via Namsb, son espace dédié à la mode masculine.

daiki suzuki vantan design institute
Vantan Design Institute
projects.archiexpo.com

Et comme le dit si bien Nigo quand on l’interroge à propos de son cursus universitaire, les bancs de l’école ne sont pas toujours les lieux propices aux véritables opportunités ni même aux apprentissages. Ce qui fait le designer, c’est d’abord un contexte. Ce que l’on exprime communément par « être au bon endroit, au bon moment ». Pour Daiki Suzuki dans notre histoire, cela signifie croiser Keizo Shimizu lors de son passage à Nambs. Le futur directeur créatif de Needles , diplômé du Bunka Fashion College et ancien employé de VAN Jacket, sera une rencontre absolument déterminante.

Daiki Suzuki keizo shimizu
Daiki Suzuki à gauche, Keizo Shimizu à droite
ssense.com

Produits d’une même génération, les deux hommes se lient d’amitié. Et plus jamais ne cesseront de se suivre, alors que Keizo va convaincre à deux fois Daiki de travailler avec lui. D’abord dans son magasin Redwood (rebranding d’Union Square), ouvert en 1982 et dont le concept est basé sur le Made in USA catalog. Une expérience qui change radicalement le point de vue de l’aspirant designer. Celui qui voulait créer prend malgré lui un grand plaisir à gérer une boutique et à découvrir de nouvelles choses tous les jours. Jusqu’à en oublier ses premières ambitions artistiques.

NEPENTHES, de la boutique indépendante à une galaxie de labels in-house pointus

Naturellement, Daiki se prend à rêver d’un endroit à son image. Keizo Shimizu va indirectement réaliser le souhait de son ami en quittant Redwood cinq ans plus tard pour fonder NEPENTHES à Tokyo en 1988. Mais Daiki ne tient pas en place et enchaine les voyages : Los Angeles, San Francisco, New York. De retour au Japon, il rejoint finalement Keizo en tant qu’acheteur et négociant auprès des marques américaines pour la nouvelle boutique. Les bases du NEPENTHES que nous connaissons aujourd’hui sont posées.

nepenthes garment district boutique
Deuxième boutique NEPENTHES ouverte aux USA, directement dans le garment district à New York en 2011
gq.com

Importer l’inconnu

L’idée des deux amis n’a au départ vraiment rien de révolutionnaire. Importer des fringues américaines classiques semble être le dénominateur commun de tous ceux qui veulent se lancer dans le business à Tokyo. Et ça, Daiki Suzuki en a bien conscience. Alors il commence à faire ce qu’il sait faire de mieux, c’est à dire penser différemment. À regarder là où personne n’a l’idée ou la possibilité même de regarder. Les deux hommes qui mettent un point d’honneur à se différencier de la concurrence parcourent les États Unis à la recherche de petites marques inconnues, se présentant à l’improviste aux adresses des usines repérées dans les pages jaunes.

daiki suzuki engineered garments woolrich archives
Daiki Suzuki fut parmi les premiers à importer Woolrich au Japon
highsnobiety.com

Dans le même temps, Daiki délaisse les vêtements d’inspiration classique et commence à acheter, avant tout le monde, des pièces de nouveaux designers prometteurs. Une première tentative de voir au-delà de la mode stéréotypée et formatée des magazines. Mais malheureusement, les années 90 signent également le déclin de l’industrie textile américaine. Alors qu’il devient de plus en plus difficile de trouver des nouveaux produits made in USA à proposer et que toutes les boutiques de Tokyo se sont mises à la page, Daiki et Keizo se rendent à l’évidence. Pour perdurer, il faut aller « plus loin ».

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Engineered Garments FW04

Créer la différence

Et c’est bien ce que Daiki fera en allant s’installer en 1994 à San Francisco afin de gérer directement les relations avec les marques américaines qui fournissent NEPENTHES. Mais aller « plus loin », c’est aussi savoir sortir du cadre. Se repenser en dehors de sa propre fonction. Après avoir fondé une boutique indépendante sur le principe de la course à la nouveauté, pourquoi ne finalement pas chercher la différence en soi-même ? Les deux associés ont du flair et de l’expérience. Habitués à vendre des propositions qui s’éloignent de l’americana traditionnel, ils se décident à lancer leur propre marque de vêtements.

needles marque logo track pant
On était encore loin du track suit porté par Travis Scott !
grailed.com

Le label HOGGS concrétise cette nouvelle aventure en 1995 avec Keizo aux commandes. Du denim et du workwear inspiré des États-Unis, mais cette fois made in Japan. Une courte parenthèse, puisque des questions légales mettent fin à la marque en 1997. La même année qui voit cependant naître Needles, deuxième itération d’un projet arrivé à maturité dont on connait l’ampleur du succès aujourd’hui. De son coté, Daiki se charge d’étendre l’univers NEPENTHES avec une ouverture de boutique à New York en 1998.

La rationalité du designer

Daiki Suzuki débute sa nouvelle carrière en 1999 quand sont vendus ses premiers vêtements sous l’étiquette de « Nepenthes New York » aux cotés des marques classiques et des designers en vue. L’idée est alors de proposer une offre made in USA complémentaire de produits difficilement trouvables sur le marché.

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Logo NEPENTHES dans un vitrail
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Et pour l’anecdote culture G, c’est au même moment qu’un autre Suzuki se lance.Takuji, le frère de Daiki créée « TS », le futur ts(s), également en 1999 .

Engineered Garments

L’adolescent qui avait laissé de coté son rêve devient ainsi, assez ironiquement, designer de mode quelque peu « par hasard ». Ou plutôt par la force des choses. Il y a dans ce destin déjà l’idée d’une certaine nécessité de la création, d’une dimension très rationnelle qui annonce d’une certaine manière la constitution d’une « philosophie » propre à Engineered Garments. Car Daiki Suzuki n’aborde pas le design à partir de son expérience universitaire, mais bien en tant que revendeur de fringues américaines depuis plus de quinze ans.

engineered garments 19th century oxford white shirt
« 19th century button down shirt », premier design par Daiki
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L’idée fondatrice de produire localement (comprendre dans le garment district historique à New York) est représentative de cette connaissance approfondie du secteur. Daiki fait jouer ses contacts et sait où trouver les moyens de ses ambitions. Quant aux premières pièces produites, elles répondent d’abord à des « besoins » ou des « manques ». Une simple chemise button-down en oxford typée workwear. Des pantalons made in USA qui se faisaient rares sur le marché. Dès le départ, il ne s’agit pas de créer dans l’optique de lancer des tendances. Mais bien de produire ce qui n’existe pas (plus) ou tout simplement d’améliorer l’existant.

Retour aux sources

Tout démarre véritablement avec la présentation de la première collection sous le nom d’Engineereed Garments en 2002. Un hommage aux matières américaines avec des pièces tellement épaisses et rustiques qu’elles relevaient alors plus du vêtement conceptuel que d’une offre de prêt-à-porter… Une proposition audacieuse qui est remarquée, notamment par un acheteur de Bloomingdales (chaine américaine de grands magasins) qui mènera de fil en aiguille à une découverte de la petite marque par l’acteur historique Woolrich. Et comme rien n’arrive par hasard, Daiki Suzuki se retrouve directeur créatif de la ligne Woolrich Woolen Mills de la marque heritage américaine de 2006 à 2011.

Un travail qui lui permet d’asseoir davantage sa légitimité, s’attachant à remettre au goût du jour pièces et designs iconiques. Hunting jackets, mountain parkas et autres surchemises classiques passent sous les main expertes du passionné d’outdoor. En parallèle, Daiki Suzuki construit malgré lui, au fil des récompenses et des collaborations (notamment le « GQ Award » en 2008 qui offre à la marque une collection avec Levi’s), le statut de marque culte d’Engineered Garments. Et alors que le style workwear connait un second souffle dans les années 2000 et 2010, Daiki continue sans broncher à faire ce qui lui plaît, à son image.

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Neuf Levi’s 501 ont été produits à l’occasion de la collection capsule FW09 avec Engineered Garments

La manière Engineered Garments. Philosophie, pièces iconiques et folklore

Loin d’être un label classique d’une boutique traditionnelle qui chercherait à écouler sa propre marchandise « basique » à coté des grands noms proposés en tête de gondole, la marque de Daiki Suzuki est l’expression d’une identité forte. Construite sur des valeurs, des pièces marquantes et tout un tas de petites choses qu’il s’agit d’essayer de retranscrire ici le plus justement possible.

La « philosophie » Engineered Garments

Et c’est peut-être en parlant d’une « manière », de cette intention que nous cherchons tant bien que mal à retrouver, qu’il nous sera possible de mieux comprendre ce qui fait tout le sel du label. La bonne nouvelle, c’est qu’il y a ce quelque chose chez Daiki Suzuki qui semble relever d’une certaine forme de « permanence » ou de continuité dans le geste.

engineered garments tag
eu.oneblockdown.it

Réinterpréter le vestiaire classique américain

Engineered Garments est en effet une marque qui, malgré les mises en lumière et le succès d’estime, fait plus ou moins toujours la « même chose » saison après saison. Bien sûr, les pièces existantes évoluent et de nouvelles sont introduites. Les imprimés, les matières et les motifs comme les coupes se voient renouvelés à l’occasion de chaque nouvelle collection. Pourtant, ouvrir un lookbook des premières années à coté d’un lookbook de 2014 ou de 2020 est une expérience très parlante. Si l’on oublie un instant les imprimés leopard et les assemblages (beaucoup plus) perchés, la cohérence des silhouettes est toujours là.

engineered garments daiki suzuki fw07
Des poches et du layering en 2007
engineeredgarments.com
engineered garments daiki suzuki fw19
Encore plus de poches et de layering en 2019

Enfin, il y a au coeur de la « philosophie » Engineered Garments une oppostion entre ce qui relèverait du fait du designer et de ce qui appartiendrait plutôt à l’ingénieur.

We value unique garment construction with attention to detail, with meaning and hidden qualities behind each design (…), venture into conflicting themes, straying from “perfect design”. We are not designed but engineered.

engineeredgarments.com

Sans prendre cette déclaration au pied de la lettre, il me semble qu’elle est plus facilement compréhensible au regard de la vie de Daiki Suzuki. Un designer qui ne vient pas de ce milieu. Un designer qui se pense comme un être rationnel, ne s’appliquant concrètement qu’à créer des vêtements qui ont pour finalité de « bien rendre une fois portés ».

Made in NYC

Mais ce qui constitue réellement l’identité d’Engineered Garments tient avant tout à une irréductible quête de « localité ». Ni totalement japonaise, ni totalement américaine, la marque qui vend à l’internationale opère dans une zone géographique finalement très restreinte. Ce n’est pas un hasard si le made in New York est inscrit sur chaque étiquette et vient se substituer au made in USA habituel.

new york city garment district
garment district, NYC
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Une petite subtilité qui implique de grandes choses. Fabriquée dans le garment district de Manhattan et distribuée directement aux clients finaux dans la boutique juste au-dessus de l’atelier, la marque s’adresse d’abord philosophiquement aux new-yorkais.

La beauté se mérite

En lien avec ce fonctionnement assez peu commun pour une marque d’une si grande renommée (toute proportion gardée), la dernière chose importante à comprendre avec Engineered Garments est que ces vêtements de « créateur » (et les tarifs qui vont avec) ne sont pas à considérer comme des pièces de musée. Il y a chez Daiki Suzuki un amour sincère du vêtement bien patiné, comme à l’époque du vintage des années 70. L’idée qu’une pièce de bonne qualité ne sera pas immédiatement « belle ». Qu’un bon fit se mérite et ne s’obtient qu’après de nombreux ports et lavages.

nepenthes store new york
Assortiment de labels NEPENTHES
gq.com

Et pour rester dans cette notion de « récompense », il est assez intéressant de voir comment Engineered Garments choisit de communiquer sur ses produits. C’est à dire pratiquement pas ! Sans défilés, ni salons, ni budget marketing, le label de Daiki Suzuki est pensé pour ceux qui aiment authentiquement les fringues. Pour voir les nouvelles pièces, il faut aller chercher soi-même le lookbook. Et pour bien les porter, recopier à la lettre les tenues de ce dernier n’est peut-être pas une brillante idée…

Quelques pièces en image

La simplicité des vêtements classiques, la création dans un cadre local, le design qui se veut imparfait et « rationnel », la beauté du vêtement qui devient comme la seconde peau de son porteur… Je ne peux pas décemment continuer mon monologue sur les valeurs portées par Engineered Garments sans te montrer au moins quelques pièces représentatives de l’esthétique défendue par Daiki Suzuki.

engineered garments explorer shirt
« Explorer shirt »
ssense.com

L’outerwear

Influences outdoor obligent, l’outerwear occupe une place bien particulière dans les collections « EG« . Parkas militaires, manteaux classiques avec un twist, blousons MA-1 et surchemises workwear en laine à la Woolrich se côtoient au sein d’un vestiaire qui privilégie le registre utilitaire.

  • engineered garments daiki suzuki madison parka for the bureau molloy and sons
  • cagoule shirt

Les gilets

Peut-être la plus grande force du label, les modèles de gilets Engineered Garments sont dans une catégorie à part entière. Des pièces principalement inspirées du monde de la chasse et de la pêche qui sont déclinées au gré des saisons.

  • engineered garments daiki suzuki field jacket FW22
  • engineered garments daiki suzuki cover vest FW22
  • engineered garments daiki suzuki fishing vest FW22

Les costumes

Enfin, l’offre en « costume » Engineered Garments est incontournable. Évidemment, ce n’est pas ici qu’il faut chercher du formalisme, de l’élégance classique ou une construction dans la tradition sartoriale. Mais pour un ensemble à porter tous les jours avec à peu près n’importe quoi, les vestes « Loiter » et « Bedford » sont des classiques du genre heavy duty ivy.

  • engineered garments daiki suzuki loiter jacket poly wool FW22
  • engineered garments daiki suzuki bedford jacket FW22
  • engineered garments daiki suzuki reefer jacket wool FW22

Je pourrais rajouter à cette liste tristement lacunaire la fameuse work shirt, hommage brillant au workwear traditionnel dont la conception nécessite à elle seule cinq machines différentes. Ou encore une pièce moins conventionnelle comme l’interliner qui se porte en layering à la manière d’un hoodie cropped.

Le « folklore » d’une marque à l’ancienne

De bien des manières, Engineered Garments reste une marque old school gérée par des puristes qui viennent tout droit d’une époque révolue (il aura fallu attendre 2020 pour la mise en place d’un e-shop !). Le label d’un passionné qui fait les choses dans son coin et sans jamais trop prêter attention au jeu des tendances passagères. Qui n’a que faire que des célébrités ou des influenceurs portent ses habits, aimant tout autant les voir habillant les gens « du quotidien ». Ou bien qu’une collaboration avec Uniqlo soit sold out, loin d’être un indicateur qui justifierait une capitalisation sur une hype passagère.

engineered garments uniqlo fleece collab 2020
Collaboration Engineered Garments x Uniqlo 2020
uniqlo.com

Ainsi, parler de « folklore » pour aborder certaines choses qui sont propres au label semble tout à fait approprié !

Overengineered Garments?

Si le mot « fonctionnalité » n’a pas été encore prononcé et que même la question des « poches » a été jusqu’ici partiellement evitée, il serait très difficile d’imaginer échapper à une discussion sur ce sujet. Alors oui, Engineered Garments se définit en grande partie par une tendance à en faire parfois « un peu trop » avec le design de certaines pièces. Il suffit de s’intéresser au « FA pant » ou encore au « Game vest » pour s’en convaincre.

engineered garments daiki suzuki meme
newyorker.com

Et non, les vêtements de la marque ne se veulent pas « techniques » (au sens de la recherche de performance qu’on retrouve dans le techwear actuel), ni vraiment fonctionnels. Mais si les memes sont drôles et visent souvent justes, il est réducteur de voir Engineered Garments seulement par le prisme des poches dans le dos et des holsters (certes utiles pour planquer le gibier au moment des courses en ville). Par exemple, une pièce comme le fatigue pant reste toujours minimaliste par nature. Quand d’autres vont plutôt traverser des périodes « cycliques » entre épure et surcharge de détails.

fatigue pant engineered garments
shopcanoeclub.com

Les aléas du sizing

Quand on s’intéresse de près ou de loin à la marque, il est facile de remarquer qu’une problématique revient sans cesse sur la table : celle du sizing. Pour le dire simplement, il est inutile de chercher un sens à tout ça. D’une saison à une autre, un même modèle pourra tailler vraiment différemment. Et si « tout acheter en grand » pourrait sonner comme une bonne idée pour régler le problème une fois pour toutes, il arrive bien souvent que certaines proportions dépassent toute notion de logique. C’est notamment le cas de la longueur des manches… Pour parler d’une tendance plus générale, il semblerait que le sizing d’Engineered Garments soit aujourd’hui beaucoup plus généreux qu’il ne l’était avant.

L’art méconnu du lookbook

Seul moyen de voir les nouvelles pièces portées, les lookbooks d’Engineered Garments sont un rendez-vous incontournable pour tous les amateurs de second-degré. Car à moins d’être aveugle, certaines associations et choix stylistiques laissent toujours un peu perplexe !

Engineered garments daiki suzuki fw18
Automne-Hiver 2018, à ne pas répliquer à la maison
engineeredgarments.com

Si l’approche souvent maximaliste (le layering improbable pour les collections printemps-été) et peu subtil (les motifs qui se répondent sur toute la tenue dans un colorway rouge vif) peut rebuter, il faut la comprendre comme un exercice de style qui ne se prend pas trop au sérieux. Ce qui semble importable l’est tout de suite beaucoup moins quand on considère chaque pièce séparément. Une bonne raison de ne pas finir avec une seule marque sur le dos.

Engineered Garments aujourd’hui

Bien que solidement attachée à ses valeurs et à une manière de faire qui peut paraître anachronique ou dans le meilleur des cas comme l’expression d’un certain purisme, Engineered Garments est une marque qui, comme toutes les autres, n’est pas étrangère au changement. Entre petit label de niche et monument du style americana contemporain, comment interpréter les mutations récentes d’EG ?

engineered garments lookbook automne hiver 2022
Automne-Hiver 2022
nepenthesny.com

Toujours une marque de niche ?

Fer de lance et best seller du groupe NEPENTHES au coté de Needles, Engineered Garments est aujourd’hui une vraie marque culte distribuée chez un nombre impressionnant de revendeurs. Collaborant avec les plus grands noms de la mode mainstream tels que Lee, Barbour, Doc Martens ou Vans, le label de Daiki Suzuki n’est donc plus vraiment cette petite marque obscure vendue dans un réseau de select-store pointus.

Pourtant, il ne faudrait pas croire non plus à une popularité qui dépasserait grandement les frontières des cercles d’initiés. En tant que quasi marque d’usine, Engineered Garments n’a jamais eu la volonté de grandir au-delà du raisonnable. Et malgré les collaborations, elle continue à ne pas s’intéresser plus que ça au marketing. Plus que des opérations publicitaires faciles, les collections avec les marques heritage américaines s’apparentent à des déclarations d’amour.

Une histoire de choix et de contexte

Ainsi, en tant que « petite marque de créateur » installée localement, la vérité d’Engineered Garments se comprend à l’aune d’une vision directrice et d’un contexte économique à la fois. Alors quand il s’agit de parler un peu de ce qui fâche, de l’augmentation impressionnante des prix à une utilisation de plus en plus importante de matières plastiques qui viennent remplacer les matières nobles, il faut bien prendre en considération tous les paramètres qui rentrent en jeu.

idée de tenue à porter en hiver dans un style street heritage workwear homme
Toutes les pièces récentes ne sont pas non plus blindées de polyester
Look complet ici

Si les problèmes associés au scaling (augmentation des volumes pour répondre à la demande) concernent surtout les finitions et la qualité globale, Daiki Suzuki lui-même ne rechigne pas à justifier ses décisions. Notamment dans une interview récente où sont évoquées les raisons qui conduisent à une plus grande utilisation de matières synthétiques dans les dernières collections.

Un garment district à l’agonie

Et au-delà de choix, à raison économique ou philosophique, qui incombent directement au designer, il ne faut pas oublier qu’Engineered Garments est fondamentalement une marque qui dépend de l’état de santé du garment district de New York. Un quartier historique qui voit son industrie du textile se réduire d’année en année, ne comptant aujourd’hui qu’environ 5000 ouvriers. Soit une réduction de près de 95% par rapport à l’âge d’or des années 50 !

new york garment district
Garment district, septième avenue
streeteasy.com

La disparition progressive d’une main d’oeuvre, souvent très qualifiée et détentrice de savoir-faire spécifiques, affecte inévitablement un acteur comme Engineered Garments. Du déménagement à Brooklyn à l’achat de certaines machines aux usines pour s’assurer une production plus pérenne, certains signes ne trompent pas.

L’héritage Engineered Garments

Pour terminer sur une note bien plus positive et représentative de l’impact d’Engineered Garments dans le paysage de la mode contemporaine, citons rapidement quelques créateurs qui sont passés par les conseils de Daiki Suzuki avant de partir voler de leurs propres ailes.

abasi rosborough fw20
Greg Rosbourough a récemment fondé SENECA, marque de basiques fonctionnels fabriqués à NYC
abasirosborough.com

Abasi Rosborough, par A.Abasi ancien de chez EG et G.Rosborough, était une marque made in NYC qui avait à coeur de repenser le costume. Un propos en avance sur son temps à base de matières techniques et de confort annonçant le casualwear d’aujourd’hui.

4S Designs activty bomber
4SDesigns chez Réforme
reforme-store.com
sk manor hill fw2020
S.K. manor hill, collection Automne – Hiver 2020. skmanorhill.com

Très prometteurs, les labels SK Manor Hill (par Dominic Sondag) et 4SDesigns (par Angelo Urrutia) partagent un amour commun du vêtement d’inspiration utilitaire. Deux marques à suivre de près qui rendent hommage de manières très différentes au langage stylistique de Daiki Suzuki.

Le mot de la fin

Après plus de vingt ans d’existence, Engineered Garments continue d’explorer les confins du vestiaire masculin classique. Toujours inspirant de nouvelles générations de designers. Toujours ignorant les modes et les tendances au profit d’une philosophie de marque toute personnelle. Pour Daiki Suzuki qui continue de vivre les fantasmes de son adolescence, le mot d’ordre reste inchangé : pour ne jamais faire comme les autres, il suffit de regarder en soi.

Par Nicolas

Fatigue pour les intimes.

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