L’utilisation du suffixe -core n’inspire généralement pas grande confiance quant à la pérennité d’une tendance. L’imaginaire convoqué est celui de l’inexorable accélération de la mode, de la multiplication d’interêts passagers, superficiels. D’un consumérisme effréné. Un univers fait de starterpacks (collection de pièces considérées comme essentielles au sein d’un courant esthétique donné) à se procurer, histoire de se déguiser le temps d’une vidéo ou deux. Ajouter à cela le terme gorp, un acronyme (ou backronym. « Good Ol’ Raisins and Peanuts, mélange de fruits secs apprécié des amateurs de trail) qui ne parle certainement pas à tout le monde, et l’on obtient un mot-valise prêt-à-l’emploi : gorpcore.
Ce qu’il englobe n’a pourtant rien d’une micro-trend incompréhensible pour le commun des mortels, à l’origine. S’habiller gorp c’est simplement détourner les vêtements techniques conçus pour l’outdoor (ou le « plein air », pour les puristes) de leur usage premier en les portant au quotidien. Abolir la notion « d’occasion », ne plus fragmenter les espaces. Enfiler les mêmes chaussures en Gore-tex pour faire ses courses en centre-ville et sa randonnée, par exemple. Une manière de s’habiller qui n’a pas forcément à voir avec la mode telle qu’on peut l’entendre ici. Mais plutôt un état d’esprit. Le vêtement est d’abord pensé comme utilitaire, une interface qui adoucit les relations entre le porteur et son environnement.
L’histoire (abrégée) du style gorpcore
L’histoire des vêtements techniques est intimement liée aux progrès industriels. La commercialisation des premières fibres synthétiques (dont le nylon en 1938 par l’entreprise américaine DuPont, pionnière) permet de concevoir de nouveaux outerwear plus performants, notamment face à la pluie. La guerre a, comme toujours, un effet accélérateur quant aux technologies émergentes. L’armée américaine « invente » le layering avec la fameuse field jacket M-43. Bien sûr les gens s’habillaient en empilant les couches avant les années 40. Mais jamais un vêtement n’avais été pensé comme un système. Liner en laine détachable, cours complémentaires dispensés aux soldats pour apprendre à réaliser le layering correctement… Les stocks de vestes qui terminent en surplus apprendront au reste de la population (dont les randonneurs et chasseurs en quête de bon matériel pas cher) cet art encore méconnu.
Heavy duty ivy, preppy, streetwear
La paix est un temps propice aux pique-nique, au camping et autres activités de plein air. Le boom de l’outdoor est proche. Les fondations du gorpcore d’aujourd’hui sont posées dans les décennies qui suivent. Invention du Gore-tex à la fin des années 50 (puis commercialisation dans les années 70). Première polaire Patagonia en 72… Et intérêt grandissant des japonais pour la question avec la naissance du style heavy duty ivy. La diffusion au Japon par les médias des pièces outdoor et workwear du vestiaire américain avec l’énorme succès du catalogue en deux volumes Made In U.S.A en 1975. Comme des centaines de milliers de futurs accros à l’americana, l’adolescent Daiki Suzuki met les mains sur un exemplaire et plonge dans une mode qui déjà touche au-delà des nerds de la fiche technique.
Puis il y a le style preppy, dans les 80s, qui vient populariser des pièces outdoor au sein d’un vestiaire d’une élégance déjà informelle. Bottes L.L.Bean, coupe-vents, doudounes et pulls rustiques ne sont plus confinés aux chalets et sorties maritimes. Regarde du coté de chez Drake’s pour t’en assurer. Est-il vraiment nécessaire de revenir une énième fois sur les années 90 ? L’explosion de la culture hip-hop est déterminante pour les fringues outdoor. Il suffit d’une doudoune Ralph Lauren dans un clip du Wu-Tang Clan pour lancer à jamais la machine. Le streetwear s’accapare et détourne les pièces gorp dès sa naissance. Ce n’est pas pour rien que son nostalgique chef de file contemporain, Aimé Léon Dore, aime tant les maisons de campagne, les collaborations avec Woolrich et les paires de New Balance vintage.
Grown-up gorpcore
Néologisme du journaliste Jason Chen dans un article de 2017 pour le magazine new-yorkais The Cut, le terme gorpcore est le visage mainstream et prêt-a-consommer de ce durable penchant pour les fringues performantes et confortables. Un mot marketable posé sur une hype qui devenait impossible à ignorer. La « sous-culture » est maintenant la culture. Les chaussures de sport (Salomon, Hoka…) connaissent drops limités, tirages au sort, resell. Elles sont portées dans la rue sans qu’on ne fasse de distinction avec des paires véritablement pensées pour la rue.
Et cela dépasse de loin la seule sphère sneakers. Le luxe traditionnel lance collabs sur collabs avec les acteurs historiques de l’outdoor. Des marques « créa », qui ne voient dans la montagne plus qu’une convention, proposent de la mode dont la technicité est secondaire. Maintenant indissociable du paysage urbain le style gorpcore connait alors les mêmes tendances de fond que le streetwear. Les gros logos ostentatoires (The North Face, Arc’Téryx, Stone Island…) laissant progressivement place à un style plus « mature », s’émancipant de la vacuité de la culture hypebeast. Dans un contexte de « casualisation » global de la société, le gorpcore s’attaque lui aussi à l’élégance. Le formel se débraille. Le débraillé s’embourgeoise. Mocassins (sur semelle Vibram, restons sérieux), chemises et… costumes.
Revitaliser le salaryman
L’effervescence actuelle autour du style gorpcore invite à abattre les frontières, à s’éloigner le plus radicalement de ses humbles origines. Quitte à oublier la nature. Que reste-il de l’essence gorp quand il devient difficile de deviner la technicité derrière une veste croisée, un Mac long, un pantalon à pinces ? Loin des montagnes le vêtement technique rentre dans le rang, se plie aux conventions sociales. Plus ou moins. Une nouvelle génération japonaise, abreuvée de streetwear depuis le plus jeune âge, fait dérailler le morne uniforme du salaryman. nanamica, Teatora, Snow Peak et White Moutaineering sont autant de marques gorpcore qui s’attaquent au soft-tailoring. Un T-shirt, une paire de grosses sneakers, du volume et un peu de stacking pour sauver le costume. Un bon programme.