Parler de mode en provenance d’Inde est loin d’être une chose commune et attendue. Surtout quand on choisit de s’attarder sur la mode masculine indienne. Car il est difficile d’échapper aux clichés et au folklore des premiers résultats Google. Difficile de se détacher d’images en partie fabriquées par l’industrie du divertissement Bollywood et de ses stars qui ne franchissent les frontières nationales que pour mieux atteindre la diaspora. Ou de tout simplement considérer le made in India sur l’étiquette comme gage de qualité, alors que les scandales vestimentaires et les conditions de travail dans les pays d’Asie sont sans cesse évoqués à l’heure d’une mode se voulant plus responsable et « propre ».
Mais voilà un premier paradoxe. L’Inde ne dispose pas seulement d’une formidable force de production adaptée aux demandes des grands groupes de la fast fashion. C’est également un pays à la culture vestimentaire extrêmement riche où la main d’oeuvre peu qualifiée côtoie des artisans spécialisés, perpétuateurs de savoir-faire centenaires. Un pays qui dans le même temps peut produire du coton à très bas prix et des broderies pour l’industrie du luxe. Un pays qui voit naitre une nouvelle mode cherchant à s’affirmer par la création, et ne plus seulement se contenter de la sous-traitance. Une tendance de fond menée par des jeunes marques aux ambitions internationales qui investissent les mouvances slow fashion, craftcore et upcycling en s’appuyant sur un patrimoine artisanal indien autrefois jugé dépassé.
La mode indienne, l’histoire abrégée
Un patrimoine comme fruit d’une très longue histoire, et qu’il me serait donc bien impossible de résumer ici. Je te propose néanmoins de commencer par poser quelques bases avant de parler marques et créateurs afin de mieux saisir les spécificités et les enjeux d’une industrie relativement récente, et encore balbutiante par de nombreux aspects.
Le textile avant la mode
Et c’est la première chose à garder en tête ! Parler de « mode » avant la seconde moitié du XXème siècle n’a pas vraiment de sens en Inde. À l’instar de la Corée du Sud, qui a également eu le droit à son dossier complet si le sujet t’intéresse, c’est un pays qui connait véritablement un essor dans les années 80 et surtout après la mise en place de politiques libérales dans les années 90. Avant cela, il y avait l’habit traditionnel. Un terme générique qui englobe une multitude de choses. Hommes et femmes ne portent pas les mêmes tenues. Indiens du nord et Indiens du sud non plus. Les différences sont régionales, économiques et culturelles avec le système de caste qui fait du vêtement un marqueur social très fort.
S’il est possible de parler de « tendances » pour qualifier les évolutions des habits traditionnels portés en Inde à travers le temps, on est bien sûr loin du concept de « mode » inventé au début du XIXème siècle en Europe. La grande diversité stylistique en Inde s’explique culturellement et historiquement. Le pays que nous connaissons aujourd’hui est alors fragmenté en royaumes aux pratiques artisanales spécifiques. La teinture à l’indigo au Rajasthan, le block printing au Bengal, la broderie à Lucknow introduite en Inde sous l’empire musulman Mughal… Des techniques qui subliment des matières produites et exportées depuis des millénaires, avec une prédominance du coton et de la soie.
Influences coloniales et indépendance
Une richesse qui fait très tôt de l’Inde une région disputée par les occidentaux avides de beaux tissus. Et d’épices, s’il était nécessaire de le préciser. La période la plus déterminante pour la « mode » indienne est très certainement celle qui voit l’Inde sous la domination de l’empire britannique pendant près de deux siècles (1757 à 1947). Les colons introduisent le vêtement occidental en Asie, en particulier via l’uniforme porté et imposé par l’armée qui recrute des soldats indiens dans ses rangs. Plus généralement, les représentants de l’élite de l’Occident sont des sources d’admiration à émuler. Certains leaders locaux se griment en rois européens, délaissant le turban pour la couronne.
Les britanniques n’ont évidemment pas été les premiers, ni les seuls, à faire évoluer l’habillement en Inde. Mais c’est par le pouvoir politique que leur influence a été la plus forte. Un joug remis en question par le mouvement indépendantiste notamment mené par le pacifiste Mahatma Ghandi, appelant le peuple indien à renouer avec son histoire textile en suivant le mouvement « Khadi » en 1918 (mot signifiant littéralement : « tissé à la main », un tissu neppy en coton ou soie). Une action de boycott envers les matières importées par les britanniques. La production artisanale est alors utilisée comme un moyen d’atteindre l’autonomie économique. Des villages entiers s’organisent autour de la production du khadi, tissu symbole d’émancipation et de réaffirmation d’une singularité nationale.
La mode indienne contemporaine
Les décennies qui suivent l’indépendance indienne vont véritablement voir une industrie de la mode émerger. Les habits anciens restent populaires, mais l’influence de la culture occidentale se fait de plus en plus forte. Des vêtements « hybrides » sont alors les témoins d’un nouveau dialogue entre Est et Ouest : chemises, jupes et robes américaines sont brodées à l’instar du sari, cette longue étoffe traditionnellement portée par les femmes. Enfin, les films de Bollywood contrebalancent les tendances occidentales et influencent grandement la mode indienne dès les années 50. Les premiers fashion designers apparaissent à la suite de la création des premières écoles. Et les expérimentations en haute couture sont suivies des premières marques de prêt-a-porter indien.
L’Inde contemporaine a été façonnée par son histoire intimement liée aux matières, aux étoffes, à l’artisanat. Aujourd’hui premier producteur de coton devant la Chine, le pays compte près de quarante cinq millions de personnes travaillant dans son industrie textile. La deuxième au classement mondial. Une industrie qui n’a pas vu disparaitre pour autant ses petits artisans, évoluant notamment dans le secteur du vêtement de cérémonie. Et, nous allons le voir, fournissant les marques historiques européennes et les nouveaux acteurs indiens à même de convaincre des consommateurs en quête d’authenticité et d’une mode différente.
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Le présent et le futur du made in India
L’Inde doit ainsi répondre aux enjeux qui incombent à sa position de pays émergent : produire et sous-traiter à prix compétitif pour des marques occidentales, et en même temps exporter sa propre mode à l’international en valorisant sa culture artisanale. Une dualité qui nous amène à la question sous-jacente de cet article : comment faire le tri dans le made in India aujourd’hui ?
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Délocaliser, sous-traiter, exploiter, cacher
Mais j’ai d’abord une autre question à te poser. Quel est le dénominateur commun entre Dior, Saint Laurent, Gucci et Versace ? Pas de piège, c’est bien la sous-traitance en Inde. Les marques du luxe historique ont été les premières à faire appel aux artisans spécialisés indiens, notamment dans la broderie, à partir des années 70 et 80. Jusque là, tout va bien. Rien de choquant pour une marque de luxe à aller chercher loin les meilleurs artisans du monde, d’autant plus quand ce savoir-faire précieux est couplé à une capacité de production impressionnante. Alors, pourquoi cachent-elles toutes l’origine de ces créations ? Les raisons sont malheureusement aussi nombreuses que peu glorieuses.
Dans le meilleur des cas, un salaire fixé à 175 dollars par mois pour les employés définis comme highly skilled par le gouvernement. Souvent des conditions inacceptables à base de dix-sept heures de travail par jour. Et évidemment des locaux insalubres, trop petits, et pas aux normes. Et ce n’est pas l’accord « Utthan », « élévation » en français, formé secrètement en 2016 à la suite du désastre humanitaire du Rana Plaza par Kering et LVMH qui a changé la donne : la moitié des ateliers adhérents ne respectent pas les prérogatives, et bien d’autres sont encouragés à mentir aux inspecteurs. En somme, une main d’oeuvre malmenée et exploitée abattant pourtant un travail d’une très grande valeur des milliers de kilomètres plus loin.
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La nouvelle transparence des marques occidentales. Marketing du savoir-faire ou direction à suivre pour la mode indienne ?
En gardant cette part sombre de l’industrie en tête, il est intéressant de constater que de plus en plus de marques ne mettent pas tout en oeuvre pour cacher les liens qu’elles entretiennent avec l’Inde. Bien au contraire. À une époque où la transparence dans la mode est élevée au rang de vertu cardinale, certains acteurs ne rechignent pas à inscrire made in India sur leurs étiquettes et leurs fiches produit. Et parfois à revendiquer, voire à construire leurs discours marketing autour de ce fait ! 18 East, Corridor, Story MFG, TOAST ou encore Indi+Ash sont quelques exemples probants de marques occidentales produisant en Inde et mettant en avant les savoir-faire uniques aux origines de leurs créations.
Peu importe ce que l’on pense des prix pratiqués et des labels en question, il me semble à première vue que cette approche est largement préférable à la culture du secret encore entretenue dans le milieu du luxe. Le travail des artisans est ainsi rendu visible, valorisé, apprécié à sa juste valeur. Il reste cependant difficile de cautionner entièrement la délocalisation par principe, notamment quand une marque produit toutes ses pièces en Inde sans faire de distinction. Il est peut-être plus juste de privilégier celles qui vont véritablement chercher un propos unique, introuvable ailleurs, comme 45R. On pourrait également rétorquer que d’autres, notamment japonaises telles que Needles et Niche , s’inspirent grandement de cette esthétique sans pour autant produire « à pas cher ».
Faire le tri dans le menswear indien émergent
Ce qui nous amène finalement aux marques proprement indiennes, c’est à dire opérant depuis l’Inde, qui représentent un nouveau pan du menswear asiatique sur la scène internationale. Cette déferlante de labels encore inconnus il y a peu et même parfois fraichement lancés qui peuplent de plus en plus régulièrement les numéros de la Revue de Mode, notre format consacré aux découvertes. D’une manière analogue aux acteurs européens et américains du haut de gamme, ces marques jouent naturellement la carte de l’artisanat. À la différence près que les fondateurs sont indiens ! Cela ne fait pas tout, mais c’est déjà un bon point quand on cherche à éviter les propositions opportunistes. Créée en 2003 à New Delhi, 11.11 est l’un des labels précurseurs de ce mouvement.
Une marque de niche qui s’est engagée à changer l’industrie à sa petite échelle, s’efforçant de garantir la traçabilité de ses vêtements. Chacun étant doté d’un code permettant de retrouver les artisans qui ont travaillé sur la pièce concernée. Dans ce même segment slow fashion et sustainability, je pense à Harago et à Karu Research. La première est particulièrement créative et s’intègre parfaitement à la tendance DIY post-COVID si bien incarnée par BODE. La seconde est inspirée par Dries Van Noten, Visvim et Kapital. Si ces argument ne suffisaient pas, sache que son très jeune fondateur n’avait pas encore terminé ses études au moment de lancer sa marque et de retrouver ses pièces chez SSense et Kendrick Lamar. Une hype qui ne trompe pas et qui ouvre la voie à une génération de designers en mesure de redonner à l’artisanat indien une toute nouvelle pertinence.
Le mot de la fin
Collectionnant les paradoxes, la mode indienne est une industrie aussi passionnante que prometteuse. Je te conseille donc de garder les yeux ouverts et de suivre tout ça de près.
Mais de quand même rester prudent. Car tout reste à faire. Et tout ne sera pas bon à prendre. Notamment en ce qui concerne les marques nationales. S’établir en Inde est certes judicieux d’un point de vue storytelling. Mais c’est pratique également pour réduire encore davantage les coûts de production. Attention aux vêtements simplistes, aux designs criards, et aux coupes pas adaptées pour les gabarits européens vendus à des prix discutables !