PCS #1 : Camion Boots Our legacy

La rédaction te propose dans le format Pièces de revenir sur l’histoire d’un vêtement singulier du paysage du menswear contemporain. De prendre un peu de recul en dépassant hype, réactions épidermiques et désamours passagers. Et de mieux comprendre ce qu’une pièce peut nous dire d’une marque, d’un créateur, des modes. Et in fine de nos propres goûts.

La marque suédoise Our Legacy fêtera bientôt son vingtième anniversaire. Et ce n’est pas une chose que j’arrive à accepter facilement. Non pas que je sois victime d’un sentiment de nostalgie, il est un peu tôt pour jouer à la vieille personne, mais davantage d’un étonnement qui perdure. Je connais bien l’histoire de la marque, suivant son évolution d’un oeil attentif. J’ai lu articles et interviews, tout en collectionnant des chemises coupées comme des parachutes. Seulement, il y a ce quelque chose dans le projet de Jockum Hallim, Christopher Nying et Richardos Klarén qui me semble révéler de l’indatable. Comme une éternelle adolescence qui vient brouiller les pistes. Se nourrissant de souvenirs, s’animant pour des contre-cultures qui ne sont plus. Une mode pour vieux jeunes. Ou pour jeunes déjà un peu vieux.

Camion boots Our legacy marque
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À l’aube des 40 millions d’euros de chiffre d’affaires, il est pourtant l’heure de se rendre à l’évidence : Our Legacy n’est plus tout à fait cette prometteuse marque de niche qui vient tout juste de s’affranchir des carcans du tranquille minimalisme scandinave. Son avant-gardisme a porté ses fruits. Elle est aujourd’hui « à la mode », un peu malgré elle. Ses pièces signature atteignent le mainstream, la reconnaissance tacite à grande échelle. Dont les « Camion Boots », indiscutablement les it-shoes de la grosse marque en devenir. Des bottines d’une trompeuse simplicité. Une forme pataude et fine à la fois, comme une ébauche. Un beau cuir lisse. Et surtout, ce bout carré d’une subversive désuétude.

Ma toebox est meilleure que la tienne

La familière étrangeté des Camion Boots, cette impression caractéristique qui nous saisit presque toujours face à une sape Our Legacy, est parlante. Elle nous apprend que tout cela n’a pas grand chose de révolutionnaire. Que tout a déjà été fait avant nous, ou presque. L’hégémonie actuelle des formes arrondies ayant naturellement tendance à nous faire oublier les préférences esthétiques ou expérimentations, plus ou moins douloureuses, du passé. Bien que l’on se souvienne encore des chaussures pointues des années 2000, rodant parfois dans nos rues. Parfaites avec un jean skinny et une bottine Saint Laurent, quand tu as la morphologie qui va avec. Moins flatteur pour le commercial cinquantenaire en doudoune Colmar qui semble s’accrocher, presque instinctivement, à un temps définitivement perdu.

Saint laurent défilé printemps été 2023
Saint Laurent SS23
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La mode ne sait que faire de l’entre-deux, de la mesure. L’ « intemporel », l’équilibré, ne soulève pas les foules. La décennie de fringues près du corps et de chaussures pointues répondait aux extrêmes stylistiques des 90s. Le baggy du streetwear. Avec en point d’orgue les jeans JNCO aux leg openings monstrueux, sorte de réactualisation contemporaine de l’éphémère tendance wide-leg des années 30. Une vision qui continue d’empoisonner, trente ans plus tard, la perception de certains quant il s’agit de poser son slim et d’essayer une coupe à peine droite. Les chaussures à bout carrés n’ont naturellement pas échappé à cette règle immuable de la surenchère. C’est Balenciaga, Ganni ou Miu Miu aujourd’hui. Et hier, les créations de Prada, Gucci, Calvin Klein.

Retourner sa veste

Regarder un peu plus loin est toutefois une bonne manière de relativiser nos excès. Ou prétendues fautes de goût. Les comiquement pointues « poulaines » de la fin du Moyen-âge invitaient à jouer à « qui a la plus longue », selon son statut social. À la Renaissance Henry VIII, et ses illustres grands pieds, lance une mode tout aussi discutable : la chaussure dite « patte d’ours » ou « bec de canard » au bout excessivement large. Une nouvelle occasion d’organiser un nouveau grand concours d’égo national. Heureusement pour nous, les tendances ne durent plus cent ans.

Malheureusement pour d’autres, à l’instar du magazine GQ ou de la chaine Youtube Mashable, Internet n’oublie rien. C’est avec un plaisir non dissimulé que je me suis repassé quelques vieilles vidéos de prescripteurs, ces gardiens auto-proclamés du bon goût. Ils semblent si sûrs d’eux-mêmes. Il ne faudra pourtant attendre que quelques années pour voir à nouveau fleurir des articles sur l’indispensable bout carré, dont la mort avait pourtant été proclamée. Jette tes chaussures moches à la poubelle. Rachète les en friperie cinq ans plus tard. Je te laisse profiter de ces fragments d’une époque révolue. Mention spéciale pour la deuxième vidéo où un mec, visiblement mal à l’aise et un peu perdu (normal, il porte des chaussures à bout carrés), retrouvera toute sa virilité en passant à la caisse.

Our Legacy Camion Boots : le porte-étendard du soulier informel contemporain ?

On ne peut pourtant pas en vouloir à GQ, ni aux autres. La critique des chaussures formelles à bout carrés reste légitime, en dépit des retournement de vestes habituels. Car si la surenchère sonne le glas d’une tendance, c’est son omniprésence injustifiée qui lui est fatale. Quand les plus mauvaises marques s’accaparent une mode en la décontextualisant, en n’en comprenant pas les fondements stylistiques ni culturels. Un exemple récent qui me vient en tête est celui de la Paraboot Michael. Les acteurs les plus fades du marché semblent s’être mis d’accord pour faire porter à leurs mannequins ces parpaings heritage (ou des ersatz, pour les moins fortunés), sans pour autant dévier d’une ligne casual-chic proprette. Cela ne fonctionne pas. Et peu à peu notre perception change, la laideur l’emportant sur le trop rare look réussi.

L’inverse est aussi vrai, comme le démontre le succès des Camion Boots Our Legacy. En s’inspirant très largement (on peut parler d’hommage) d’une silhouette Margiela des années 90 (lui même très probablement inspiré à son tour par Rei Kawakubo et son travail chez Comme Des Garçons dans les années 80), la marque parvient à réhabiliter le bout carré. À réhabituer notre oeil. Car elle fait les choses bien, c’est à dire d’une manière sincère. Les Camion Boots s’intègrent à un univers singulier apte à les recevoir. Le retour de l’ampleur, avec une résurgence du style workwear (Dickies, Carhartt…), donne à ces bottines un peu brusques un espace pour s’épanouir. La mode du stacking des pantalons, après une longue période de coupes cropped et tapered, est particulièrement propice à la démocratisation de chaussures qui se différencient d’abord par la forme de la toebox.

Our Legacy Camion boots Daniel Simmons instagram
instagram.com/imdanielsimmons

Enfin, il me semble que l’on assiste à un retour en grâce progressif des souliers dans le menswear. Les mocassins, bottines, derbies semi-formels (ou carrément modeux) accompagnent un streetwear qui se veut plus mature. L’influence du tailoring sur la mode casual est apparente chez Aimé Leon Dore, Fear of God, About : Blank. Et bien sûr, Our Legacy (qui collaborait encore récemment avec Armani !). Cette marque si singulière, qui a toujours donné à la créativité le premier et le dernier mot. Qui connait aujourd’hui, et ce depuis 2021, 80% de croissance chaque année. Les Camion Boots, comme les propositions de Lemaire, 3sixteen et James Coward, ont donc assurément encore quelques belles années devant elles.

Profitons-en, avant de les détester à nouveau.

Par Nicolas

Fatigue pour les intimes.

Un style pointu et des conseils simples

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