Le retour des teintures naturelles. Quelques marques de niche à connaitre

Considérer la méthode qui a été employée pour teindre un vêtement n’est pas aussi simple, ni aussi commun, que de jeter un rapide coup d’oeil à la composition et à la mention « made in » sur une étiquette. S’intéresser aux colorants ou aux pigments spécifiques utilisés lors du processus, c’est encore une autre histoire. Les couleurs existent sans qu’on ne ressente le besoin de questionner leurs origines. Il suffit que le résultat séduise ou corresponde a minima aux standards du marché. Une teinte uniforme, stable, résistante aux UV. Idéalement aux lavages successifs. La teinture est ainsi depuis longtemps restée un quasi non-sujet pour les consommateurs. Et donc pour les marques. Cette étape cruciale de la production étant souvent totalement absente des discours marketing.

Jean Buaisou
pluralmagazine.net

Assez de bonnes raisons pour vouloir s’y intéresser de plus près, et ce sans même avoir abordé le sujet qui fâche : les conséquences environnementales et sanitaires désastreuses engendrées par l’industrie. À partir de ce constat, qui concerne moins les labels de connaisseurs qui nous passionnent que les marques très grand public, choisir l’angle des teintures dites « naturelles » était pour moi une manière de lier l’utile à l’agréable. Une parfaite excuse pour te montrer une collection de belles choses assimilables à la mouvance slow fashion qui visent davantage à détruire ton budget mensuel que la santé de travailleurs payés au lance-pierre.

La teinture textile, une histoire millénaire

Pas anodins, les termes « teinture naturelle « et « marques de niche » donnent immédiatement quelques informations importantes : l’écrasante majorité des acteurs du marché utilise des teintures synthétiques. Et si ce n’est pas forcément une mauvaise chose, tu comprendras qu’il te faudra probablement investir un peu plus que de raison si tu souhaites soutenir des marques aux méthodes plus expérimentales.

De l’omniprésence des colorants naturels à l’hégémonie des colorants artificiels

Un « luxe » qui était la norme il y a encore quelques siècles. Et millénaires. On sait en effet que l’homme a teint des fibres dès la Préhistoire (période du Néolithique) à partir de colorants d’origines végétale et animale. Des étoffes en coton teintes à l’indigo naturel (extraits de la guède et de l’indigotier) datant de six mille ans ont par exemple été retrouvées en Amérique du Sud. Si les procédés évoluent très peu, les teintures (et leurs qualités) marquent les différences entre les hommes. Le cas du pourpre est emblématique. Colorant produit à l’Antiquité par les Phéniciens à partir du mollusque « Murex », on le considère comme l’un des plus chers de tous les temps. Et naturellement réservé à l’usage de la noblesse.

teintures naturelles sea snai violet pourpre tinxida
Une autre espèce d’escargot de mer, tinxida, produisant du pourpre au contact du tissus. L’animal est relaché, évidemment.
selvedge.org

Il faut attendre les progrès de la chimie, à partir du XVIIIème siècle en Europe, pour que se forment des connaissances plus solides. L’approche scientifique de cet art, chaque maitre teinturier travaillant ses propres recettes, va amener à l’utilisation de sels métalliques (mordançage) qui vont aider les colorants et nouveaux pigments minéraux à accrocher aux fibres via un pont chimique. W.Henry Perkins, chimiste, découvre le tout premier colorant artificiel en 1856 : la mauvéine. Puis la garance (pour le rouge) et l’indigo sont respectivement synthétisés en 1869 et 1897. Près de sept cent colorants synthétiques sont disponibles au début du XXème siècle. Bien avant le développement des colorants dérivés de l’industrie pétrochimique dans les années 50. Les teintures naturelles sont abandonnées. Le hand dyed et les techniques traditionnelles laissent place aux machines et à l’automatisation progressive.

teinture textile moderne autoclave
Autoclave, récipient sous pression pour bain de teinture haute température
teintureriesdetarare.fr

La teinture textile industrielle moderne

La démocratisation des teintures synthétiques sur le marché a fait de la couleur un enjeu mineur. L’extravagance des plus fortunés d’autrefois, une trivialité. Bien sûr, des écarts plus ou moins importants entre les gammes existent encore aujourd’hui. Un vêtement plus cher aura souvent une couleur plus travaillée qu’un vêtement basique. Plus profonde, ou au contraire témoignant de la recherche d’un aspect « usé », vieilli, nuancé. Ou simplement un motif plutôt qu’une teinte unie. Mais c’est la méthode utilisée qui va faire la différence. Pour résumer grossièrement, trois grandes sont à retenir. La première est le teint fil (ou yarn dyed) qui consiste à teindre les fils individuels avant tissage.

ring spun denim teint fil définition
Toile denim ring spun, teinture fil superficielle

La deuxième, le teint pièce (piece dyed), consiste à teindre un rouleau de matière déjà tissé au préalable. On considère que le teint fil garantit la meilleure qualité, ou « solidité » dans le jargon, à la teinture. C’est aussi, habituellement, la méthode la plus chère. Le fil est coloré en profondeur. Le vêtement garde sa belle teinte plus longtemps (sauf dans le cas du denim où les fils sont teints uniquement en surface, le coeur des fibres laissé naturel). Le teint pièce, plus économique, est utilisé pour obtenir facilement des couleurs unies et uniformes. La teinture est cependant généralement moins résistante, la couleur moins profonde sans pour autant être plus intéressante. Et on oublie les motifs ou effets un peu complexes.

teint pièce piece dyed fabric
Schéma teint pièce
eysan.com

Le garment dye ?

Il ne faudrait pourtant pas en conclure qu’une méthode donnée est supérieure à une autre. Tout va dépendre du contexte, des besoins de la marque en question. De la matière (ou des matières) à teindre, du rendu souhaité, ou d’autres impératifs. Il suffit de prêter un peu attention aux marques qui communiquent à ce sujet pour relever dans leurs discours une mise en avant de chaque technique selon les produits concernés. Et parfois pour les mêmes raisons. C’est du marketing, mais c’est aussi en partie du à la nature intrinsèquement artisanale de la pratique malgré la standardisation des processus. Chaque atelier est différent. Le maître teinturier a toujours un rôle essentiel à jouer, des recettes à développer. Et une même technique peut être employée à des fins très différentes. C’est notamment le cas du teint en plongée ou garment dyed.

T-shirt 3sixteen garment dyed
heddels.com

Un processus révolutionnaire mis au point par le designer italien Massimo Osti, légendaire fondateur des labels C.P Company et Stone Island, dans les années 70 alors qu’il cherchait à sublimer l’apparence de ses vêtements sporstwear. La solution trouvée à force d’expérimentations est aux antipodes du teint fil, car la teinture est ici pensée en fin de la chaine de production. Le vêtement déjà entièrement assemblé (dans un tissu écru) est plongé dans un bain de teinture à haute température. Il est alors coloré en surface et stabilisé dimensionnellement. Le principal avantage, du moins pour Massimo Osti et ses héritiers spirituels, est de pouvoir obtenir un aspect « délavé », worn-in, très réussi. Entre d’autres mains, le garment dye est aussi très pratique pour produire en grandes quantités (et en de nombreuses déclinaisons de couleurs) à moindre coût des fringues qui ne bougent plus au lavage…

Le designer est le premier à avoir teint de cette manière des vêtements fabriqués dans différentes matières (chacune réagissant différemment lors du processus !)

Le retour aux teintures naturelles dans la mode

L’important donc, n’est pas tant la méthode que l’intention. Oui, le monde du tailoring va privilégier le teint fil. Et la fast fashion le piece dyed ou le garment dyed. Mais le travail derrière une veste Ten C teinte en plongée dans la meilleure usine d’Italie est difficilement comparable à un t-shirt Uniqlo qui a lui aussi connu son bain vietnamien. Cette position doit également être adoptée dans le cas des teintures naturelles. Est-ce qu’un vêtement teint à la main avec des pigments est « mieux » qu’un vêtement teint en usine ? Certainement pas pour le client moyen. Utiliser à nouveau les teintures végétales, animales et minérales est une démarche à contre-courant et qui ne va pas de soi. C’est accepter la lenteur, l’instabilité, l’irrégularité, l’aléatoire. Autant de termes qu’on associe difficilement aux attentes de la consommation de masse et qui limitent de fait les teintures naturelles à une cible réduite.

Magnifique reportage sur un maitre teinturier japonais, je te conseille de le regarder si tu as un peu de temps devant toi !

Choisir aujourd’hui des vêtements teints naturellement est en quelque sorte rétablir la distinction sociale d’autrefois. À la différence près que l’objectif n’est plus de porter la couleur la plus vive ou la plus difficile et couteuse à obtenir, mais bien de mettre l’accent sur ce qu’on appris à considérer comme un « défaut ». C’est rechercher une certaine rugosité, le chic se trouvant ironiquement dans l’imparfait, le froissé, le faussement négligé. Les couleurs « passées » et proches des tons de la nature. Ce que je perçois par exemple chez Oliver Church, une marque qui use des teintures naturelles avec brio pour servir un propos artisanal et humblement luxueux.

oliver church marque teintures naturelles homme
Veste en coton-lin Oliver Church teinte à la chlorophylle
shopneighbour.com

La fast fashion n’est jamais bien loin

Sur tous les fronts et assumant toutes les contradictions, la fast fashion rend accessible à l’autre bout du spectre les teintures naturelles au plus grand nombre. Mango avec une collection capsule mineral dyed. Ou encore H&M et son initiative « Color Story » dès 2021 qui sera suivie de collections ponctuelles. S’il est difficile de ne pas percevoir ces propositions comme résultant de choix stratégiques purement commerciaux, entre greenwashing et capitalisation sur les mouvance DIY post-confinement, il me semble qu’elles ont le mérite d’exister.

Et d’apporter un peu de lumière aux enjeux environnementaux liés à la teinture de nos vêtements, un domaine qui fut longtemps le grand oublié des conversations. La redécouverte des colorants naturels coïncide avec une prise de conscience plus globale. Le récent lancement d’une initiative comme la Dyestuff Library par l’association Fashion for Good, un catalogue en ligne voué à recenser les meilleures alternatives durables, innovantes et performantes aux colorants synthétiques classiques, donne un peu d’espoir quant à l’avénement d’une industrie plus responsable.

Adopter les teintures naturelles par le style : techniques artisanales et belles marques à découvrir

Inutile cependant d’attendre une éventuelle révolution pour porter dès à présent des vêtements teints naturellement. Ni de se tourner à la hâte vers les nouvelles marques qui prônent un discours écologique sans avoir beaucoup plus que cela à offrir. À la manière de ces labels qui à une époque ne juraient que par le sacro saint « rapport-qualité prix », critiquant les acteurs installés et leurs vilaines marges tout en oubliant le style au passage. Le fameux mantra « Acheter moins et acheter mieux » donc, mais en remplaçant le t-shirt blanc mal coupé en coton par un t-shirt blanc mal coupé undyed en coton « bio ». Supplément maraboutage, yoga et développement personnel.

teintures naturelles mode tote bag
Sac Yoko Sakamoto teint au kaki
ateliersolarshop.be

Voilà pourquoi les marques choisies pour illustrer cet article s’expriment toutes d’abord sur le terrain de la création, n’ignorant pas qu’une mode qui s’ambitionne plus responsable doit déjà convaincre avec du beau. Et toujours en veillant à suivre une démarche sans accumuler les compromis et les trahisons. Car le monde des teintures naturelles n’est pas vertueux par défaut, comme l’artificiel n’est pas nocif par principe

Natural indigo dyeing ou aizome

La teinture à l’indigo naturel est un exemple révélateur. L’« or bleu » qui était obtenu à partir de diverses plantes tinctoriales, dont l’ indigofera tinctoria ou indigotier, que l’on connait aujourd’hui principalement sous sa forme synthétique : l’indigotine. Un savant mélange d’acétone et d’un dérivé du benzène. Pas difficile de faire mieux avec des plantes, non ? Il faudra donc cultiver des terres. Utiliser beaucoup d’eau. Puis transformer les feuilles en un colorant soluble (presser les feuilles ne suffit pas). Les solutions traditionnelles sont chronophages, pénibles et nécessitent une certaine expertise. La méthode rapide est moins facile à assumer sur une fiche produit : l’utilisation d’agents réducteurs chimiques très toxiques. Et persistants, quand rien n’est mis en place pour les neutraliser. Le pire des mondes. Alors comment reconnaitre facilement les bons élèves ?

pojstudio.com

Le prix… C’est ce qui marque inévitablement la différence entre un vêtement « teint naturellement à l’indigo naturel » et un vêtement seulement teint « à l’indigo naturel ». Prenons comme exemple concret le label japonais Buaisou. Probablement ce qui se fait de plus jusqu-au-boutiste sur le marché. La marque ne se contentant pas de teindre ses vêtements de manière artisanale, mais de maitriser également la provenance de sa teinture. Elle possède en effet sa propre ferme (!) dans la préfecture de Tokushima, lui permettant de contrôler tous les aspects de sa production. Du champ au design. Huit mois sont nécessaires pour arriver au processus de fermentation artisanale, ou sukumo, qui prend à son tour environ quatre mois supplémentaires de labeur pénible et intensif. Oui, c’est encore plus cher que ce que tu peux imaginer. Heureusement, il y a Blue Blue Japan.

Woad dyeing, le pastel des teinturiers

Voici une alternative que tu as peut-être déjà rencontré au cours de tes pérégrinations stylistiques : le pastel naturel ou woad. Extrait des feuilles de la guède (isatis tinctoria, plante aux fleurs jaunes) qui était largement cultivée et utilisée de l’Antiquité à la Renaissance en Europe. Notamment en France en Picardie et dans le Tarn, ou « pays de Cocagne » (d’où la marque Bleu de Cocagne, spécialisée dans les teintures naturelles), avant de quasi disparaître au profit de l’indigo et du bleu synthétique. Contrairement à son remplaçant qui dégorge et déteint (pas tout à fait vrai en ce qui concerne l’indigo naturel), le pastel prend une patine singulière et plus subtile avec le temps. La nuance de bleu obtenue varie selon l’exposition au soleil des plantes au cours de leurs vies. Et des plongées successives du vêtement dans la cuve. Arpenteur et Tender proposent régulièrement des pièces teintes au pastel naturel.

Comme pour l’indigo, la couleur apparait par oxydation suite à la plongée du vêtement dans le bain de teinture. Si le sujet t’intéresse, tu peux retrouver plus de détails sur le pastel juste ici.

Persimmon tannin dyed ou kakishibu

Les teintures naturelles ne se limitent évidemment pas au bleu, une couleur qui est extrêmement rare dans la nature par ailleurs. Il est plus intuitif de chercher à obtenir des couleurs dites « terre », lesquelles pouvant être extraites de plantes, de fruits et de minéraux. Le kakishibu, une technique japonaise traditionnelle toujours pratiquée aujourd’hui, exploite une propriété particulière du kaki, fruit du plaqueminier asiatique.

Choisis quand ils sont encore verts, les fruits sont concassés et leur jus récupéré. Celui-ci est laissé à fermenter un ou deux ans, favorisant une pigmentation brun clair. Les vêtements à teindre sont ensuite plongés dans les bains de jus fermenté avant d’être exposés et séchés au soleil. Pas d’oxydation immédiate, mais un long et fastidieux processus de coloration qui débute. En effet, cette alternance bains et expositions doit être répétée chaque jour durant la saison la plus ensoleillée (impensable en hiver). Jusqu’a cinq mois consécutifs, selon les conditions climatiques et la nuance désirée. Tu trouveras des vêtements teints au kakishibu chez Evan Kinori, Cottle et The Real McCoy’s.

Mud dyeing ou doro-zome

Terminons ce petit tour des teintures naturelles artisanales par le mud dyeing , littéralement la « teinture à la boue ». Une méthode passionnante que j’ai connue via Visvim. Une technique fondamentalement différente de tout ce qu’on a pu voir ensemble aujourd’hui. Car il ne s’agit pas d’extraire un colorant ou un pigment d’une plante, d’un animal, d’un minéral. De fermenter, d’exposer à l’air ou au soleil. Mais de tirer parti d’une réaction chimique découverte simplement par hasard. Tel que pratiqué sur l’île japonaise d’Oshima, le mud dyeing consiste à plonger des vêtements constitués de fibres riches en tannins (substances organiques que l’on retrouve dans les végétaux) dans ce que l’on pourrait considérer comme des bains de teintures à ciel ouvert.

visvim.tv

Dans de la boue argileuse singulière aux flancs des montagnes, hautement enrichie en fer. Les nuances finales peuvent varier du marron clair jusqu’au noir délavé, une couleur qui n’a jamais été évidente à créer à partir de teintures naturelles (plonger un vêtement dans un bain d’indigo à de nombreuses reprises était une solution de fortune). Si on teint traditionnellement les fils par le mud dyeing, Visvim opte pour un « garment dye maison » en teintant à la boue parkas comme chaussures, donnant aux vêtements neufs une très belle patine.

Le mot de la fin

Thé, café, hibiscus, garance, curcuma, grenade, oignon, noix… Nombreux sont les « ingrédients » intéressants dont je n’ai pu te parler aujourd’hui, ayant choisi de privilégier les teintures les plus communément utilisées. Il est en de même pour les différentes techniques qui subliment un vêtement autrement que par la seule couleur. Le tie and dye, le batik, l’ikat… Des choses très intéressantes qui seront certainement traités dans un second article consacré aux teintures ! En attendant, un petit teasing pour ceux qui ont lu jusqu’ici : notre intérêt pour les teintures naturelles va se concrétiser avec une ressortie limitée de la veste en lin Histon by Boras de l’année dernière. Il est d’ailleurs actuellement question de trouver le rose juste pour cet été…

Par Nicolas

Fatigue pour les intimes.

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