J’aimerais pouvoir me passer des étiquettes, des mots en -core. Ces faux amis qui appauvrissent ce qu’ils nous aident pourtant à nommer. Réduisant des ensembles hétéroclites et complexes à des tendances codifiées, bornées, et surtout immédiatement consommables, prémâchées. Cette mode qui se conçoit par le starter-pack viral, pensé dans les confins du sacro-saint moodboard, à partager et à reproduire comme s’il suffisait de s’acheter une personnalité en kit. Malheureusement, tout cela est bien pratique. Comme ce « workwear-chic » que je brandis régulièrement, malgré moi. Car cela ne me plaît pas beaucoup. « Workwear », déjà, est un terme bien plus abstrait qu’il n’en a l’air. « Chic », synonyme d’« élégance », est peut-être un adjectif encore plus piégeux. L’idée de « bon goût » n’étant jamais loin. Une locution que j’aime employer avec ironie, mais qui n’a aucun sens quand on s’intéresse à la mode.

Alors si j’utilise une fois encore ce mot-valise, c’est pour mieux l’oublier dans la foulée. Pas parfait, je trouve néanmoins l’adjectif anglais elevated plus adapté. Elevated workwear, elevated sportswear, elevated casual… Définissant cette tendance actuelle au Japon d’ « anoblissement généralisé » de pièces du quotidien. L’idée n’est pas seulement de faire du chino et du jean avec les plus beaux cotons au monde, mais de les repenser « à la japonaise ». Travail des coupes, des silhouettes. Et tout ce qui saute moins aux yeux d’un Occidental. Une obsession du détail qui transfigure, entre autres, le familier workwear.
Le renouveau du style casual japonais
Un style qui revient en force chez nous dans une forme archétypale — je pense évidemment à la hype autour de tout ce qui est siglé du logo Carhartt, ou encore à l’obsession, souvent superficielle, pour le denim selvedge — alors que la tendance japonaise va dans le sens contraire : les marques workwear « premier degré », spécialisées dans la pure repro’, ont laissé place à une nouvelle vague qui se réapproprie les pièces de l’univers heritage (workwear, sportswear, military…).
Des noms comme orSlow, The Real McCoy’s, TCB, A Vontade, ou encore ceux des pionniers du renouveau du denim à l’ancienne (les Osaka Five et leurs héritiers) ne soulèvent plus les foules. Quand Yoko Sakamoto, Auralee, Herill ou A.Presse sont devenues des marques abonnées aux sold out. Rares sont les pièces à atteindre les soldes. Bien sûr, ces nouveaux acteurs de la mode casual n’ont pas inventé l’eau tiède. Comme des Garçons (puis Junya Watanabe), Engineered Garments, Ts(s), Kapital, Visvim, 45R… Voila autant de marques japonaises qui ont pensé un menswear créatif, fonctionnel, artisanal.

La différence est peut-être dans l’approche concrète du vestiaire. Même les marques les plus « modeuses » parmi les émergentes proposent des choses très simples à porter. Le mot d’ordre est effortless, quitte à maquiller des pièces haut de gamme : finitions damaged, délavages très marqués, taches de peinture, matières d’exception volontairement usées, recours aux teintures naturelles.

Non seulement les pièces choisies sont casual par nature (denim jackets, jeans, painter pants, hoodies, t-shirts…), mais de grands efforts sont déployés au service de l’imparfait. Le soft-tailoring chez Auralee n’est pas lisse ni propre : il n’y a rien de quiet ici. Il y a de la couleur, des textures, une opulence (qui n’est jamais ostentatoire). Le denim chez Taiga Takahashi n’a pas besoin de faire semblant d’être solide : il est tout fin, confortable. Les boutons sont déjà bouffés par la rouille. A.Presse met en scène un mannequin qui semble en fin d’adolescence, lui fait porter une banale paire de Converse. Et puis un blouson en soie. Old Joe reproduit un lourd sergé de coton herringbone US des années 40 avant de l’orner de délicates broderies japonaises.


















Aux marques déjà citées, j’ajouterais à cette liste non exhaustive :
Aton, Kaptain Sunshine, Markaware, Blurhms (et sa ligne Rootstock), Cottle, Comoli, Graphpaper, Ancellm, Yamauchi, Fauves (voir aussi : Olde Homesteader), S H par Jumpei Seiki (du shop Parks Paris), Cale, Cohérence, Maatee&Sons.
Et si je devais m’éloigner du Japon, je citerais :
Arpenteur, Lemaire, Henry’s, Evan Kinori, MAN-TLE, De Bonne Facture, Margaret Howell (et MHL). C’est déjà pas mal.
Une chore jacket Yoko Sakamoto pour fêter un jour d’accalmie
Maintenant que j’ai réalisé le plus beau name dropping de mon histoire, il est temps de passer aux travaux pratiques. Un exercice inattendu : je me voyais mal enfiler une veste en denim et un pantalon en laine ces derniers jours. Mais vingt degrés de moins plus tard, tout redevient possible. Conscient que la canicule ne me laisserait pas une seconde chance, j’ai bricolé une tenue dans un nouveau spot photo, histoire de porter dès maintenant une veste que je réservais raisonnablement à l’automne. Une veste de travail ample et longue, dans un bel écru qui a la décence de ne pas tirer sur le jaune.

Elle vient de chez Yoko Sakamoto, marque japonaise unisexe lancée en 2016, qui m’obsède en ce moment. J’ai commencé par un t-shirt et une ceinture. Puis, comme tout consommateur masculin qui se respecte, l’envie naturelle de tout acheter au même endroit s’est rapidement fait sentir. Comme beaucoup de labels de cette mouvance elevated, Yoko Sakamoto parvient à réconcilier les nerds de la matière et les poseurs qui ne jurent que par le « fit > all ». Si tu n’as rien compris à ce que je viens de dire : Yoko Sakamoto, ce n’est pas seulement des fringues teintes artisanalement aux kakis (kakishibu), mais aussi des coupes modeuses bien senties.


Si l’écru en dernière couche n’est pas une évidence, j’ai souvent tendance à porter un t-shirt plus sombre que mon outerwear. Un petit gimmick personnel qui me permet d’échapper au t-shirt blanc, non-choix par excellence. Ici, un t-shirt oversize bleu-vert Aton. Belle marque, dans la veine d’Auralee et de Kaptain Sunshine, qui ne néglige pas le tee : confection dans un coton suvin (variété indienne luxueuse croisée Sea Island que l’on retrouve quasi exclusivement chez les marques japonaises). Je n’ai pas sorti le cercle chromatique ni un fichier Excel pour valider l’accord, mais j’ai tout de même l’impression que ça fonctionne.

La chore jacket appelle un chino ou un jean (ou même un short) ; je préfère ici mon pantalon en laine grise à fines rayures Auralee. Pas celles du banquier. Pas vraiment workwear non plus. L’avantage avec ces marques, c’est que les matières — même les plus communes — sont si belles, et les coupes si permissives, que toutes les combinaisons peuvent fonctionner. Il n’y a pas de faute de ton. Je termine avec ma paire de mocassins Dries Van Noten, soulier à la croisée des registres par excellence. Pas d’accessoires : je laisse ça aux autres. J’ai assez de textures, de petites taches stratégiquement placées, de nuances pour ne pas m’ennuyer.


Le mot de la fin
J’avais d’abord imaginé cet article comme une simple « analyse de look ». Mais ce sujet me tenait particulièrement à cœur, et j’avais envie de l’aborder depuis des mois. J’espère t’avoir transmis un peu de mon (légendaire) enthousiasme et fait découvrir quelques marques au passage.
Je te laisse avec quelques articles à creuser ci-dessous :