Il n’est pas facile de détourner les yeux du Japon. Soft-power, et réalisme, obligent. Les fringues qui ont une âme, comme les plus belles matières, ont tendance à toujours venir du même endroit. À porter la même mention magique sur l’étiquette. Mais les choses bougent. Un concurrent qui pèse lourd sur le marché du savoir-faire nous envoie par dizaines ses représentants. Des marques indépendantes s’adressant à un public occidental avide d’authenticité à l’ère du lisse et du jetable, bien conscientes que l’histoire textile si riche de leur pays mériterait une plus grande reconnaissance sur la scène internationale. L’Inde, premier producteur de matières tissées à la main au monde, ne veut plus seulement jouer au sous-traitant invisible des acteurs du luxe et de la mode poubelle. Et il serait dommage de manquer ça.
Menswear indien : dix marques qui remettent les savoir-faire de l’Inde au premier plan
Je te propose donc une petite sélection « hors-série » qui va nous permettre d’élargir notre horizon, dans le même esprit que mes articles sur la mode en provenance de Corée du Sud. Si tu veux approfondir et que l’histoire de la mode indienne t’intéresse davantage dans l’immédiat que nos recommandations de marques, sache que j’ai traité le sujet l’année dernière et qu’un rattrapage est conseillé.
En sachant que je me suis restreint, pour ne pas trop partir dans tous les sens, à citer uniquement des marques indiennes locales et marques européennes ou américaines qui ont fait le choix du made in India. C’est à dire d’une manière transparente, assumée, revendiquée et se traduisant visuellement, concrètement, dans les vêtements proposés. Celles qui délocalisent pour faire la même chose qu’avant, mais augmenter leurs marges de 50%, nous intéressent un peu moins, naturellement.
1. Kardo
Fondée en 2013 à New Delhi Kardo est, au doigt mouillé, la marque indienne la mieux distribuée en Europe. C’est en tout cas celle que tu pourras trouver le plus facilement en France, et donc potentiellement essayer « en vrai ». Chez Flâneurs (dont des collabs régulières), Jinji ou bien chez notre ami Vincent qui tient le shop Bien Bien habillés (qui te propose d’ailleurs 10% de réduction avec le code bbhxboras). Si l’inflation est passée par là et que Kardo n’est plus aussi accessible qu’avant, c’est toujours une bonne porte d’entrée dans le monde atypique de la chemise(tte) indienne : teintures naturelles, motifs block printing, ikat… Reste à ne pas trop s’emballer et continuer a faire la part des choses, certains imprimés sont douteux.
En alternative méconnue et à des tarifs « locaux » regarde ce que peut faire Kissagoi.
2. Harago
La question épineuse des prix pratiqués en Occident par les marques indiennes étant déblayée, prenons moins de précautions avec Harago. Une marque repérée chez Canoe Club et dont j’avais dit du bien dans la Revue de mode (c’est vrai pour la moitié des noms de la liste. Et c’est pour cela qu’il faut lire avec attention la revue…). Harago, lancée en 2019 à Jaipur, se démarque par ses broderies atypiques, ses designs très colorés, son esprit joueur. Une marque ancrée dans sa culture d’origine employant des artisans de la ruralité au service d’un propos pourtant très contemporain et tourné vers l’Occident : unisexe, craftcore et fringues en crochet. Un parfait exemple de l’entreprise de « dé-ringardisation » actuelle des savoir-faire traditionnels indiens.
Petit aparté : je viens de me rendre compte que je n’ai pas précisé une chose importante dans ces premières lignes : les fringues made in India taillent généralement petit, à la japonaise : épaules étroites, longueurs peu généreuses. Toujours upsizer, en cas de doute !
3. Kartic Research
Encore un cran au-dessus dans le « tout fait main » Kartic Research est la marque indienne de la liste que je te conseillerais de suivre très attentivement s’il fallait vraiment n’en choisir qu’une seule. Si le nom te dit quelque chose, mais pas tout à fait, alors tu t’es probablement arrêté à Karu Research ou « Karu » (« artisan », en sanskrit). La très jeune marque fondée en 2021 a récemment changé d’identité, abandonnant le sous-texte pour mettre en avant son créateur Kartik Kumra. Est-ce de mauvais augure ? Nous verrons. En attendant, tu ne trouveras pas plus abouti ailleurs. Pour les amateurs de Visvim et de Kapital qui ont le goût (et le budget) pour creuser tout ça. Des matières folles et des processus de fabrication d’un autre temps.
4. Kokūn
J’ai précisé, dans l’introduction, qu’il serait question ici de « menswear indien ». Pas de surprise, Borasification est un média qui s’adresse principalement aux hommes. Je vais néanmoins me permettre un petit écart avec Kokūn, micro marque (à ne pas confondre avec son homonyme new-yorkaise spécialisée dans le cachemire) de la créatrice Mridu Mehra lancée au cours de la pandémie. Son intérêt porté aux teintures naturelles, un sujet qui nous passionne également sur le média, se traduit par des pièces uniques à des prix qui ne sont clairement pas en adéquation avec nos attentes. Les matières utilisées sont tissées à la main. Les chutes de tissus sont remployées à l’aide de techniques de réparations traditionnelles kantha et sashiko.
Si Kokūn est une marque qui se veut unisexe, la plupart des pièces sont pensées pour les femmes. Chaque vêtement étant produit à la demande il est cependant possible d’ajuster les mesures au cas où les tailles proposées ne conviendraient pas.
5. 100hands
Voici le point de bascule de la sélection : les marques qui vont suivre ne sont pas « 100% indiennes », mais proposent des vêtements made in India (et pour de bonnes raisons). En ce qui concerne 100hands il n’est pas toujours évident de faire la différence avec du haut de gamme britannique ou italien. Très réputée pour ses chemises habillées (c’est du sartorial à porter dans le pantalon, je préviens), la marque met un point d’honneur à proposer une alternative faite en Inde qui ne relève pas de la copie cheap de ce qui existe ailleurs depuis deux siècles. Trente-cinq heures sont nécessaires pour confectionner une chemise, et la plupart des détails (qui n’en sont pas, à ce niveau) sont cousus à la main.
Ce n’est évidemment pas la norme, mais on est très loin de l’image qu’on peut se faire d’une production indienne typique. Je te conseille l’article du NYTimes sur le sujet si tu veux en savoir plus.
6. Bridlen
Et, quitte à rester dans un registre formel, sache que l’Inde n’est pas seulement compétitive sur le marché de la belle chemise. Bridlen est une bonne marque de souliers qui a été créée par Hasan et Watanabe, deux fabricants de chaussures expérimentés dont un artisan japonais notamment passé par Meermin. La production de chaussures en Inde n’est pas une nouveauté. Un pays auquel on fait appel pour ses cuirs (en particulier dans l’entrée et le milieu de gamme), sans que cela soit toujours mentionné. Et qui a aussi été le théâtre de délocalisations en masse. Bridlen est un cas un peu différent. L’idée n’est pas de cacher honteusement ses petites affaires en Inde, mais de produire de la qualité à prix compétitifs pour les marchés visés (asiatiques).
Forcément c’est une très bonne affaire pour nous. Attention aux formes cependant. Les largeurs ne sont probablement pas adaptées aux pieds germaniques.
7. Wythe (et Corridor)
Interlude westernwear et americana avec Wythe et Corridor, deux marques US qui piochent dans les savoir-faire indiens pour apporter de la saveur à des styles qu’on connait par coeur. Encore une fois le made in India n’est pas ici un prétexte, mais bien un avantage. Corridor et ses chemises toujours étonnantes, aux motifs tissés et texturés. Wythe et ses work shirt en flanelle, vêtement emblématique du workwear américain, fabriquées en Inde par des ateliers capables de reproduire, à la japonaise, les détails qui comptent.
Faire un tour chez Indy and Ash est également une bonne idée.
8. 18East
Si la machine a sold out s’est quelque peu enrayée, le succès d’18East continue à prouver l’attrait du (proudly) made in India en Occident. Une marque américaine lancée en 2018 par Antonio Ciongoli, après une période tailoring (certes napolitain, mais un peu trop restrictif quand même) chez Eidos. Avec 18East Ciongoli renoue avec la création et laisse derrière lui les costumes pour aller bosser. Du casual rugueux aux volumes streetwear, plein d’aspérités, qui s’amuse avec les vêtements militaires, workwear, classiques du sportswear et fringues techniques. De l’inclassable qui rappelle aussi bien Engineered Garments que Monitaly ou Ts(s).
Pas tellement une alternative au sens propre, Story MFG est un autre ovni à connaitre si les pièces les plus « folles » de chez 18East résonnent en toi.
9. Eleven / Eleven
Eleven / Eleven ou 11.11 est la marque la plus « installée » de la liste, lancée en 2008 à New Delhi par le designer indien Shani Himanshu. Précurseur, le créateur développe depuis plus de quinze ans un propos qui embrasse les spécificités de l’industrielle textile indienne. Les marques qui naissent aujourd’hui, s’appuyant sur des savoir-faire autrefois moqués, oubliés ou en voie de disparition, suivent le chemin déjà tracé par 11.11. Une marque qui contrôle sa production de A à Z, capable de mettre un nom et un visage sur tous ceux qui ont travaillé sur ses vêtements. Des fringues dans de superbes cotons, soies et lin filés, tissés et teints à la main. À la manière d’un Visvim, 11.11 va chercher les processus artisanaux (bandhini, shibori, blockprinting…) dans les régions reculées d’Inde, sublimant un précieux patrimoine.
10. BODE
Ce n’est évidemment pas la première fois que l’on parle de la marque phénomène de la créatrice new-yorkaise Emily Adams Bode Aujla, BODE. Loin de moi donc l’idée de disserter encore trop longtemps sur des fringues beaucoup trop chères pour le commun des mortels, surtout à la toute fin d’une sélection. J’aimerais seulement souligner à nouveau l’avant-gardisme de la marque qui, dès 2016, propose une vision différente. Presque une mode post-COVID avant le COVID. Qui place l’artisanal et l’upcyling au centre. Des pièces uniques dans des matières antiques, ce qu’on retrouve aujourd’hui chez Oliver Church, Dashiel Brahmann. Le crochet, les broderies, les pièces colorées et extravagantes annonçant une mode masculine bientôt décomplexée. BODE produit aujourd’hui la majorité de ses vêtements en Inde.
Le mot de la fin
Voilà pour ce petit tour de marques qui annoncent, à mon sens, que la mode indienne a un bel avenir devant elle à l’international. Difficile d’imaginer qu’il ne faille pas ajouter bien d’autres noms à cette liste d’ici cinq ans ! En attendant, je te laisse avec quelques articles qui pourraient te plaire. Notamment concernant une marque anglaise pas mentionnnée aujourd’hui, malgré ses inspirations, LaneFortyFive.