Empeigne en cuir blanc, empiècements en suede gris, semelle gomme fine et contrastante. Les German Army Trainers, ou « GAT » dans le jargon des sapologues, ignorent le superflu. Un design épuré et une silhouette racée témoignant d’une approche privilégiant l’efficacité aux ambitions esthétiques, le lot des vêtements d’origine militaire. Des choix rationnels qui ont fait de la banale sneaker un improbable objet de mode et de désir dès la fin des années 90. Un phénomène pourtant encore aujourd’hui méconnu du grand public, dans l’ombre des modèles Adidas à succès (son officieux géniteur) qui troquent anonymat et austérité pour les trois bandes et les collaborations hype.
Et comme il est évidemment toujours plus valorisant de faire partie du cercle des connaisseurs que de celui des suiveurs, s’empressant de payer trois fois le prix retail d’une « Samba OG » sur StockX, s’intéresser à la paire ayant inspiré les best-sellers du monde de la sneakers en ce printemps ne semblait pas être une mauvaise idée.
L’histoire des German Army Trainers : quand seul le design compte
À première vue, aborder le cas des German Army trainers n’est pas si différent que de conter l’histoire de la Converse « Chuck Taylor », du Levi’s 501 ou de la veste en toile cirée Barbour. Je me trouve pourtant face à un cas de figure inédit. Contrairement aux exemples cités ci-dessus, la paire de sneakers sans prétention a en effet connu un destin échappant largement à la volonté de la (ou des) marque en charge de sa production. Originellement distribuée hors du marché de la consommation, la GAT va connaitre son émancipation par un concours de circonstances.
La ville des « cous pliés »
Et non pas « la villa des coeurs brisés », je comprends bien la déception que tu ressens en lisant ces lignes. Mais pas d’inquiétude ! Si notre histoire commence à Herzogenaurach, petite ville de Bavière, et non pas sur quelque plage de sable fin, nous ne devrions pas manquer de « drama ». Une honteuse analogie qui nous emmène chez les frères Adolf et Rudolf Dassler. Deux entrepreneurs qui reprennent en 1924 l’entreprise paternelle spécialisée dans les pantoufles, fondant la Dassler brothers shoes factory (je t’épargne le nom allemand) et proposant chaussures à crampons pour le sport et l’athlétisme dès 1925. Des produits innovants qui rapidement transforment la petite affaire en entreprise à succès.
Les Jeux Olympiques d’Amsterdam en 1928 et de Los Angeles en 1932 voient les premiers sportifs adopter les chaussures des frères Dassler. Une percée remarquée sur la scène internationale qui va garantir aux équipementiers un accès à la grande majorité des athlètes allemands lors des fameux JO de Berlin de 1936. Sans oublier l’adhésion au parti Nazi en 1933… La « philosophie » d’Hitler, mettant l’accent sur le rôle du sport d’équipe chez la jeunesse, jouant en la faveur des hommes d’affaires. Plus concernés par le business et le sport que l’idéologie, les Dassler parviennent finalement à convaincre la star afro-américaine Jesse Owens de porter leur marque. Une véritable consécration avec quatre médailles d’or remportées à l’aide des fameux crampons, un record.
« BW Sport »
Une belle histoire qui n’explique cependant pas encore l’étrange surnom donnée à la ville d’Herzogenaurach. Il faut attendre 1948, point de rupture chez les Dassler, pour mieux le comprendre. Des volontés entrepreneuriales différentes et les circonstances économiques difficiles de l’après-guerre mènent en effet à la fin de l’affaire familiale. Deux entités indépendantes qui ne sont autres qu’ Adidas (pour Adi Dassler) et Puma (d’abord Ruda, pour Rudi Dassler) sont fondées par les frères entretenant une rivalité nouvelle. Et il est alors temps de choisir son camp. Son équipe de foot. Son boulanger. Sa station essence. Et comment faire ? En regardant les pieds des joueurs, de son interlocuteur. Voilà pour les « cous pliés », et la naissance de la culture sneakers en Allemagne.
Cette bataille de voisinage, aussi légendaire soit-elle, n’est cependant pas grand chose face à la véritable division qui va frapper le pays en 1961. Le mur de Berlin coupe l’Allemagne en deux pôles distincts. Cinq cent mille soldats de l’Allemagne de l’Est doivent être chaussés. L’introduction de la « Bundeswehr turnschuhe » (littéralement « les baskets de l’armée »). Pas de logo, pas de branding, mais seulement une indication « BW Sport » avec mention de la taille sous la semelle gomme. Les choses se compliquent. Puma aurait été la première marque à proposer un design, chose qu’elle réfute officiellement aujourd’hui. Adidas aurait alors obtenu le contrat, bien que les archives ne fassent absolument pas mention de la marque…
Surplus, high-fashion et mode mainstream
Si rien n’est vraiment clair, on peut toutefois affirmer que la « BW Sport » équipe à l’époque les troupes allemandes. Des années 70 à la fin des années 80, plus précisément. Passionnant n’est-ce pas ? C’est un peu le problème avec les fringues militaires, l’histoire de la pièce « en service » est rarement transcendante. Mais tout va changer en 1989. La chute du mur de Berlin est synonyme d’un intense choc culturel entre deux populations séparées depuis si longtemps. Et, fait primordial pour notre histoire, les soldats se débarrassent de leurs uniformes pour se faire un peu d’argent. Les GAT, de seconde-main ou deadstock (jamais utilisées), terminent dans les surplus militaires. Des paires durables, polyvalentes et abordables qui peuvent encore être portées. Les populations civiles s’emparent des German army trainers comme elles ont pu le faire avec le jean ou le chino
La culture sneakers encore naissante se charge du reste, alors que l’interêt grandissant des designers pour la question va mener un certain Martin Margiela sur la piste des GATs dans les années 90. Précurseur, le designer tombe sur un stock en Autriche et se trouve fasciné par cette expression du minimalisme. Une rencontre qui amène la sneaker utilitaire jusqu’au défilé Margiela printemps / été 1999. Les paires sont achetées vintage, puis nettoyées et personnalisées. Les lacets sont changés, les semelles parfois peintes, et les équipes de la marque écrivent et dessinent sur l’empeigne. L’expérimentation intronise la GAT comme une chaussure intemporelle, sublimant les qualités d’un design autrefois ignoré. La création de la ligne « Replica » au milieu des années 2000 parachève la démarche. Margiela crée sa propre GAT avec des matériaux luxueux, comme une toile vierge reconduite saisons après saisons. Toute l’industrie emboite le pas.
Comment choisir ses GAT (-like) ? Modèles et marques à connaître
Ou quand le parfait symbole de l’uniforme et de la norme devient la plateforme privilégiée de l’expression créative ! À l’instar de la sneaker type plimsole (forme Converse) et CVO (Circular vamp oxford, type Vans), la German Army trainers représente aujourd’hui un archétype réactualisable à l’infini et qui se retrouve naturellement chez de très nombreuses marques. Passons donc à un exercice de tri avec une sélection de modèles qui méritent ton attention.
Du purisme abordable ?
Comme toute fringue militaire produite en masse, la première option est d’aller trouver son bonheur en friperie et en surplus. Mais s’il était autrefois courant de tomber sur des paires de seconde-main pour une vingtaine d’euros sur Ebay, alors que les modèles deadstock se vendaient forcément un peu plus cher, la hype est passée par là. Les tarifs pratiqués dans certains select-store parisiens flirtent avec le scandaleux et feraient presque passer des sneakers de quarante ans d’âge pour du grand vin. Spoiler : ça ne bonifie pas avec le temps. Je pense que tu peux tout de même t’en sortir en parcourant internet (en utilisant les mots allemands).
Tu perds évidemment le coté pratique de l’essayage en magasin. Une étape qui peut faire la différence, si tu n’es finalement pas tant emballé que cela par la GAT classique. C’est mon cas. Si le design me parle, ce n’est pas le cas de la silhouette des vieux modèles. D’autant plus que les matériaux utilisés ont tendance à s’affaisser, apportant une nouvelle dimension de mollesse à un style déjà « plat » par nature.
Je n’ai malheureusement pas de solution « pas chère » à te proposer à l’heure où j’écris ces lignes, mais cela pourrait changer si Adidas se décide à produire à nouveau son modèle « BW Army » sorti en 2018. Une copie fidèle avec du cuir un peu cheap, pour être honnête. Pour un budget un peu plus solide, ou pour ceux qui ont la patience d’attendre les soldes, je ne peux que te recommander Novesta. Une marque à l’origine spécialisée dans les sneakers militaires. Ma préférence va néanmoins au label japonais Reproduction of found. Des GATs dans un beau cuir italien. Et une forme plus équilibrée à mon sens.
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Les alternatives aux German army trainers classiques
Si je n’aime pas la shape des GAT de surplus, tu peux de ton coté avoir un peu de mal avec les semelles. Ce serait plutôt compréhensible. Nous avons été habitués aux standards définis par les Common Projects « Achilles » et toutes ces autres sneakers de la vague Margom des années 2010. Des modèles qui proposaient pour la première fois des semelles bien plus épaisses, nous faisant définitivement oublier certaines aberrations visuelles. Revenir à du plus fin peut donc être contre-intuitif, surtout à une époque où les tendances amples et loose élargissent les ouvertures de jambes et réclament un ancrage solide (ce n’est pas une règle immuable, mais nous en parlerons peut-être plus tard).
La marque suédoise Svensson est une bonne piste à explorer. Son « Army Sport White » converse les grandes lignes de la « BW Sport » en optant pour une semelle gomme épaisse et une forme plus arrondie que pointue. En gardant en tête l’idée d’une silhouette plus imposante, tu peux te tourner vers le choix de la déraison : les Margiela « Replica ». C’est extrêmement cher, mais c’est incomparable avec les GAT basiques. J’aimerais également citer la proposition de la marque japonaise Hender Scheme, récemment citée dans le dernier numéro de la Revue de Mode si tu veux en apprendre plus à son sujet, qui a « muséifié » à sa manière singulière les German Army trainers.
Succomber à la hype Samba ?
À moins d’avoir vécu dans une grotte ces deux dernières années, tu n’as pas pu échapper aux Adidas « Samba », « Gazelle », « Spezial » et autres sneakers partageant de très grandes similarités avec le design des GAT. Des instagrameurs aux (vraies) célébrités, ces paires sont absolument partout. Si mon ton est volontairement un peu caustique, je n’ai rien contre le fait de « suivre » une tendance actuelle. Il faut néanmoins toujours se poser quelques questions dans ce cas de figure. Quelles sont les raisons qui motivent cette envie soudaine ? Aurais-tu choppé une paire en 2015, avant TikTok et le blokecore (s’habiller comme un supporter de foot, maillot compris) ? Est-ce que tu aimais la Samba avant d’en manger à chaque ouverture de ton feed insta ?
Si tu aimes le modèle pour ce qu’il est, et non pas pour sa valeur culturelle à l’instant T, alors je ne vois pas de problème à « faire comme tout le monde ». Pour donner un avis personnel, je trouve qu’on perd tout de même beaucoup de ce qui fait l’intérêt des GAT en ajoutant un logo au design. Il devient tout de suite beaucoup plus difficile de porter ces sneakers dans une tenue plus « classique » ou minimaliste. Mais c’est un parti-pris forcément beaucoup plus intéressant pour le streetwear, là où les German army trainers peuvent être trop « fades » ou « lisses ». À nuancer donc !
Tableau d’inspi’ : comment porter les German Army Trainers ?
La question qui ouvre cette dernière partie est bien trop large. Ce serait un peu comme demander : comment porter des chaussures en toile ? Ou des Converse. Je ne te propose donc pas de faire dans l’exhaustif avec ce moodboard, mais plutôt de te montrer des choses qui me plaisent personnellement. Des marques qui se servent avec goût de la silhouette des GAT pour amener une certaine mollesse à un vestiaire casual teinté d’élégance comme chez Document ou De Bonne Facture. Ou qui font au contraire dérailler les codes classiques à la manière d’Mfpen.
Le mot de la fin
Pour finir avec une règle générale, je pense qu’il faut considérer la GAT comme une paire permettant de « décoincer » des tenues trop sérieuses. Ou de remplacer des sneakers trop casual pour une tenue qui tend vers le « chic » ou le soft-tailoring. Une sneaker qui, contrairement à la « Achilles » de Common Projects, trouve sa place dans de nombreux styles sans apparaitre comme un choix non-optimal. Une paire polyvalente qui a eu du caractère. Ou la juste dose de minimalisme.
Si tu es à la recherche de ta paire de sneakers pour le printemps, je te conseille enfin de consulter nos sélections baskets en toile et chaussures « bateau » !