Taiga Takahashi était artiste, collectionneur de vêtements vintage de la première moitié du XXe siècle, et designer (ou « archéologue », selon ses propres mots) de la petite marque américano-japonaise qui porte encore aujourd’hui son nom. Mort subitement à l’âge de vingt-sept ans, au cours du mois d’avril 2022, Takahashi a laissé comme héritage une quête assez noble pour convaincre son équipe endeuillée de reprendre le flambeau. Pas une névrose qui lui était propre, mais plutôt une compréhension englobante du vêtement comme objet culturel, de transmission et de témoignage. Qui amène à envisager la création, et à interroger ce que l’on appelle « nouveauté », au regard des standards de production du monde d’avant.
Les capsules temporelles de Taiga Takahashi
Qui seraient sans doute voués à l’oubli sans témoins loquaces, des vêtements qui ont (bien) survécu aux affres du temps. Ces reliques ou « capsules temporelles » que Taiga Takahashi a chassées, accumulées, étudiées dès l’adolescence. Deux mille pièces, principalement américaines (mais aussi françaises et made in UK), qui nous parlent du passé, de l’évolution vers une production de masse. Des prémices de ce que l’on appellera plus tard « l’industrie de la mode ». S’il n’y a pas de création ex nihilo Takahashi ne s’amuse certainement pas non plus à brouiller les pistes. Chaque pièce proposée par la marque, depuis son lancement à New York en 2017, est « sourcée », inspirée par un vêtement de la collection personnelle du créateur. Les modèles qui sont « reproduits » sont catalogués, classés par périodes (des années 1900 à 1960) dans une page « Archive » dédiée sur le site de la marque. Un impressionnant corpus impeccablement mis en scène.
À l’image de tout ce qui fait de Taiga Takahashi une marque de niche singulière dans un paysage s’étendant du courant workwear-chic aux projets purement consacrés à la repro’. Je pense notamment aux lookbooks shootés à l’aide d’une caméra centenaire, aux clichés en noir et blanc évoquant chez moi la série « Small Trades » d’Irving Penn. Photographe de mode américain qui, sous la direction de Vogue, immortalise les travailleurs et artisans de Londres, Paris, New York dans les années 50.
La maîtrise du storytelling n’est pas seulement visuelle. La page « Craftmanship » du site, une mise en avant des savoir-faire japonais impliqués dans la fabrication des pièces de la marque, rappelle forcément « Dissertation » de visvim. Et à l’instar du modèle en la matière, Taiga Takahashi n’est pas non plus « juste une marque qui vend des fringues ». La splendide boutique de Kyoto est aussi une galerie d’art. Lieu favorisant la rencontre entre matières, techniques, et expressions du « beau » favorisées par l’artiste de son vivant : sculpture, architecture, cérémonie du thé.
Taiga Takahashi LOT.704 denim « damaged indigo »
Il y a mille manières de s’inspirer du passé. Celle qui consiste à recréer à l’identique une pièce considérée comme « iconique » (un jean Levi’s d’une période donnée, une paire de german army trainers, une veste militaire…) ne m’intéresse, de prime abord, pas tant que ça. Car la question esthétique passe souvent au second plan, et parfois la qualité aussi. Les marques japonaises font généralement exception. Quitte à respecter un peu trop le matériau d’origine, jusqu’à en reproduire les défauts.
Exhumer, aujourd’hui, « un vestige du futur »
Quid de Taiga Takahashi ? Il y a un peu de ça, aussi. Une obsession du détail. Une évidente recherche d’authenticité. L’idée sous-jacente étant que « le meilleur est derrière nous ». Et qu’il faut ainsi tenter de se rapprocher au mieux de ce que l’on considérait autrefois « de qualité » si nous voulons que les vêtements fabriqués aujourd’hui puissent nous survivre. Et qu’ils soient, eux-aussi, des capsules temporelles vouées à être exhumées par les générations à venir. Le jean que j’ai reçu, et qui m’a donné l’envie d’écrire l’article sous tes yeux, a tout d’une hypothèse formulée par la marque elle-même. il vient répondre, certes « artificiellement », à une question que le créateur disparu devait sans doute se poser : à quoi ressembleront mes propres vêtements dans quelques décennies ?
Le « LOT.704 denim » par Taiga Takahashi, ici dans sa finition damaged indigo, fait revivre le workwear des années 20. Inspiré d’un modèle de la marque américaine Foremost par J.C. Penney, concurrente du pionnier Levi’s. Une rivalité qui fut peu loyale, dans un premier temps. Mais les copies laisseront progressivement place à un désir de différenciation. Takahashi, à son tour, reprend cette démarche à son compte et inscrit son propre jean dans cette filiation. Sa sensibilité, son histoire personnelle, sa volonté d’instaurer un dialogue entre production « rationnelle » américaine et artisanat japonais sont les ingrédients qui singularisent sa proposition, font advenir le « nouveau ».
La toile selvedge du « LOT.704 », dont les fils ont été trempés neufs fois dans l’indigo, est tissée à Okayama (berceau du jean japonais). Les boutons, fabriqués spécialement pour la marque en fer non plaqué, sont particulièrement sensibles à la rouille. Inutile d’attendre, dans mon cas. Tous les éléments métalliques du jean dans sa version damaged (boutons, rivets, boucle de la martingale) en sont recouverts. Et déjà ont laissé quelques empreintes rouge orangé sur les sacs de poche en coton écru, ainsi que sur la toile délavée et assouplie à l’eau salée (salt-shrink). Du coton américain pour un poids étonnamment léger. Un choix appréciable dans un monde où l’excès de matière est toujours synonyme de « bonne qualité », souvent en dépit du bon sens. Ainsi le jean est d’emblée très confortable, comme s’il avait été déjà porté depuis des années, et s’annonce agréable au moins trois saisons sur quatre.
Un jean de 1920 pour modeux de 2020 ?
De beaux boutons custom, mais très légers et promis à un délabrement certain. Un patch en cuir de cheval mud dyed (teint naturellement à la boue) sur l’île de Amami Oshima, à onze heures de bateau de la ville la plus proche, qui cohabite avec une seconde et fragile étiquette de papier blanche précisant modèle et taille. Une toile péniblement tissée pour être mieux malmenée, loin de correspondre aux clichés « du jean de puriste » importable qui tient debout tout seul. Et un modèle de référence aussi familier qu’étranger. Copie de copie de Levi’s, dont les détails reflètent le maximalisme utilitaire d’une époque où n’avions pas encore choisi ce que devait être « un jean » : boutons pour accrocher ses bretelles, martingale (back cinch) pour ajuster la taille, passants renforcés cousus dans la ceinture.
Et puis, la coupe. Taille haute, ouverture de jambe imposante qui rappelle aussi bien le tailoring extra-wide des années 30 que le baggy des 90s. Difficile donc de parler de conservatisme radical chez Taiga Takahashi, ou de marque « modeuse » obsédée par le zeitgeist. Car on est pas chez TCB, et pas chez Acne Studio non plus. Et c’est bien cette idée d’« inclassable » que j’aime dans les fringues de Takahashi, en dépit des apparences. Du catalogue ambiance working class heroes. De la peur légitime de finir en cosplay chercheur d’or. Car il suffit de saupoudrer du Studio Nicholson, du Dries Van Noten et du Yoko Sakamoto pour se souvenir d’une chose simple : jean de 1920 ou non, c’est d’abord un beau jean. Et tu peux en faire ce que tu veux.
Tu peux suivre Taiga Takahashi sur Instagram. Elle n’est pour l’instant pas distribuée en Europe.